Par Pierre Debray.*
Cette nouvelle étude reprise de Je Suis Français (1983) est une suite publiée ici au fil des jours de la semaine sauf le week-end. Une fois opérés les correctifs contextuels substantiels qui découlent du changement d’époque, et discerné ce qui est devenu – fût-ce provisoirement – obsolète, elle constitue une contribution utile à la réflexion historique, économique, sociale politique et stratégique de l’école d’Action Française.
Reprenons les données du problème.
De plus en plus, les hommes seront chassés du processus productif. Le phénomène n’est pas nouveau. Jusqu’à présent, il était corrigé par le développement du tertiaire (emplois de bureau et commerce). A son tour, le tertiaire réduit le nombre des emplois disponibles. Reste le quaternaire, secteur en expansion (enseignement, recherche et communication). Il produit et exploite la principale matière première du siècle à venir, la matière grise. Il exige de ce fait une main-d’œuvre hautement qualifiée et d’une grande conscience professionnelle. On le voit, la difficulté intervient, effectivement, au niveau des capacités. Il existe des individus qui trouvaient du travail dans le secteur industriel ou dans le tertiaire et qu’il faudra occuper. Ils ne sont pas nécessairement stupides mais inaptes aux études, ils perdent leur temps à l’école. Leur donner une instruction primaire suffit, à condition de développer leurs autres qualités. Trois secteurs semblent porteurs d’emplois : la protection sociale, les métiers de luxe, l’aide familiale. Notre société, est fragile. Elle le sera de plus en plus. Aussi a-t-elle besoin de gardiens. Les qualités morales, le courage, la loyauté, le dévouement importent à ce niveau, bien davantage que le quotient intellectuel. De même, l’élite tendra à augmenter, puisqu’il faudra un nombre croissant de cadres supérieurs, de savants et d’ingénieurs. D’où des débouchés pour les métiers de luxe. Enfin, il faudra trouver des aides ménagères, des gardes d’enfants pour répondre aux besoins des femmes à haut quotient intellectuel que le secteur quaternaire recrute. Le chômage des laissés-pour-compte des techniques nouvelles n’a rien d’inévitable et la société duale pas davantage.
A ce niveau, la difficulté peut être surmontée. Demain comme hier, celui qui voudra travailler le pourra, à condition d’accepter un emploi à sa mesure et de ne pas avoir des prétentions financières excessives. Engager des soldats et des policiers, encourager les métiers d’art et revaloriser les fonctions domestiques, actuellement abandonnées aux femmes immigrées permettraient de résorber le chômage structurel. Mais qu’adviendra-t-il du peuple fainéant ? Jadis il se recrutait en haut (les riches oisifs) et au bas de l’échelle sociale (les malfaiteurs professionnels). Maintenant, on en trouve dans tous les milieux et surtout parmi les jeunes. Qu’on le veuille ou pas, la société duale dont rêve la gauche utopiste et l’Episcopat engendrera un régime de type soviétique, même paré d’une idéologie de « droite ». On n’évitera pas cette dérive par des incantations sur le thème des droits de l’homme ou par des manipulations politiciennes. Le peuple travailleur en a ras le bol, du peuple fainéant et le moment viendra nécessairement ou cette irritation se transformera en volonté. Une dictature assurera la simple survie de la plèbe, et fournira aux producteurs une protection efficace de leurs revenus et de leur rôle dominant. Royalistes, traditionnalistes nous refusons un tel régime qui achèverait la destruction des libertés.
Combattre les causes
de la fainéantise
Il faut s’attaquer aux causes de la fainéantise. C’est l’école, aujourd’hui, qui est devenue le pourrissoir de la société, sinon le seul, du moins le principal. Trop de jeunes s’ennuient. Ils considèrent qu’ils perdent leur temps. Ils l’emploient comme ils peuvent, drogue, petite délinquance, promiscuité sexuelle. Les professeurs ne se portent pas mieux. Beaucoup craquent. C’est la dépression. D’autres, découragés, baissent les bras. Qui s’étonnerait que cent mille garçons et filles sortent chaque année du système scolaire sans la moindre formation, à peine alphabétisés et, ce qui paraît pire encore, à jamais dégoûtés du travail !
Il convient d’en finir avec le funeste « tronc commun ». Nous avons besoin d’un primaire qui apprenne le rudiment et forge la conscience morale, dont nul ne sortirait qui ferait plus de cinq fautes dans sa dictée ; d’un primaire supérieur pour les intelligences sans éclat mais besogneuses, appliquées, que les intellos méprisent mais si
attachées au réel qu’elles fournirent à la France une administration que l’Europe avait de bonnes raisons de nous envier, en un temps où nos trains arrivaient à l’heure et où une lettre mise à six heures du soir à Marseille était distribuée à Paris le lendemain matin ; un secondaire où l’adolescent découvrirait l’austère plaisir d’un raisonnement sans failles, la compagnie des hommes illustres et la belle architecture d’un plan en trois parties. L’aptitude à raisonner vite et bien, à exprimer sa pensée de façon claire, à s’adapter à d’autres mécaniques intellectuelles constitue la clé du succès.
Ceci dit, il ne s’agit nullement de revenir au passé. De plus en plus, l’apprentissage doit être distingué de l’éducation. Tout apprentissage est répétitif. Il doit donner des réflexes conditionnés. Cela vaut pour la lecture, l’écriture, le calcul comme pour la haute mathématique ou le tournage d’une pièce. A chaque âge, à chaque niveau d’enseignement, la maîtrise de l’outil, manuel ou intellectuel, s’acquiert par l’effort. La grande erreur de notre système consiste à s’imaginer que les connaissances relèvent, de l’apprentissage. D’où des programmes démentiels. L’effort exigé des jeunes étant trop intense se relâche. Je ne donnerai qu’un exemple, emprunté à l’actualité, qui relève de ma compétence, celui de l’enseignement de l’histoire. Il est évident que si l’on prétend fournir aux élèves des connaissances historiques vraiment sérieuses, il faut beaucoup de temps, si bien qu’on est tombé dans l’excès inverse, et l’enseignement de l’histoire a été progressivement réduit à de vagues notions. Les élèves ont besoin de repères chronologiques très précis, imprimés dans la mémoire par la répétition. Sans ces béquilles, ils seront incapables de trier, par la suite, dans le flux de connaissances disparates que leur fourniront les médias. Pour le reste, l’important c’est de leur donner le goût de l’histoire, la vraie, qui n’est pas un catalogue de dates mais la compréhension du passé. Fournir une méthode et susciter l’intérêt tels sont les critères de l’enseignement et non l’accumulation d’un savoir, de plus en plus vite périmé. Que dès le primaire les enfants apprennent à jouer avec l’ordinateur, tant mieux, si l’ordinateur qu’est leur cerveau a été bien préparé par l’apprentissage des techniques intellectuelles fondamentales. Bien sûr, un lycéen de terminale disposera d’une calculatrice, puisque l’important, là encore, reste l’apprentissage des techniques de la logique.
Peu d’heures consacrées à l’apprentissage et sans doute, dans le primaire, le mi-temps. On apprend plus vite à lire à quinze enfants qu’à trente et ce gain de temps évite l’ennui. Le sport, l’initiation aux techniques modernes, toutes les activités de loisirs actifs occuperont les heures ainsi gagnées, car elles permettent la formation du caractère, en développant l’esprit d’équipe, la curiosité, le goût de l’effort gratuit, toutes qualités que requiert notre société post-industrielle. De ce point de vue, le système américain est bien supérieur au nôtre. En arrivant à l’université, l’étudiant sait moins de choses mais il est mieux armé pour emmagasiner les connaissances.
Bien entendu, il est indispensable de tenir compte des rythmes de l’évolution intellectuelle. Certains esprits sont mûrs très tôt. Dès l’instant que le secondaire cesse d’être un entonnoir où l’on enfourne du savoir, il devient facile de permettre aux surdoués de brûler les étapes. Les grandes découvertes en mathématique et en physique s’effectuent à l’âge où nos plus brillants sujets, transformés en bêtes à concours, ingurgitent des connaissances qu’ils ont vocation de bousculer. A l’inverse, des élèves qui se traînent, en queue de peloton, se réveillent vers quinze, seize ans. Les passerelles sont nécessaires. À tout moment, un homme, qui a la volonté et les capacités de s’élever, intellectuellement, doit pouvoir le faire, qu’il ait ou non la peau d’âne réglementaire. L’expérience, conduite par la défunte université de Vincennes, n’était nullement absurde, dans son principe. Admettre des étudiants, engagés dans la vie professionnelle, alors qu’ils ne possèdent pas le sacro-saint bac, l’une des plus sottes inventions de l’esprit révolutionnaire, représentait une heureuse innovation, malheureusement déformée par le laxisme gauchiste. Ce qui. nous conduit à constater que rien ne se fera sans que l’on se décide à proclamer la séparation de l’université et de l’Etat. (À suivre, lundi 8 février) ■
* Je Suis Français, 1983
Lire aussi notre introduction à cette série…
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source