Les Lundis.
Par Louis-Joseph Delanglade**.
Sébastien Lapaque a quelque prédilection pour Bernanos à qui il a consacré un de ses tout premiers ouvrages. Voilà qui éclaire sans doute son dernier roman, Ce monde est tellement beau*. Cet ouvrage rigoureusement construit en trois parties (« L’Immonde », « La Promesse », « La Joie ») se lit avec plaisir et intérêt.
C’est l’histoire, à la première personne, de la métamorphose de Lazare, professeur d’histoire-géographie, resté seul à Paris en ce début des vacances de février 2014 ; un Lazare esseulé dont on perçoit vite le mal-être. Un roman d’apprentissage ou, mieux, de ré-apprentissage. Des lieux et des hommes jalonnent cet itinéraire spirituel. Des hommes : le père Raguénès et le frère Odon, que l’on sent parfois proches de Pascal et de « ces messieurs » de Port-Royal. Des lieux : l’église St-Pierre de Montrouge que Lazare avait toujours considérée comme un simple décor de son quartier ; la cathédrale de Chartres où un sermon lui révèle que le diable et l’Immonde ne font qu’un ; l’église Notre-Dame-du-Travail où les obsèques de Saint-Roy sont l’occasion d’une intense méditation ; l’abbaye bénédictine bretonne, séjour de celui qui lui donnera l’absolution.
A la fin de la même année 2014, après quelques rencontres et événements déterminants qui seront autant d’étapes dans sa conversion ou plutôt dans sa ré-appropriation de la foi catholique, il décide de retourner à pied jusqu’à Chartres – pèlerinage fortement symbolique – où son père vient de mourir. De même que Lazare de Béthanie (Evangile selon St Jean) avait répondu à l’injonction du Christ (« Lazare, viens dehors ! »), Lazare est un ressuscité, passé des ténèbres à la lumière en s’extrayant de l’Immonde.
Côté ténèbres, tout commence donc un dimanche de février, par la « révélation » de l’Immonde. Qu’est-ce donc que l’Immonde ?. « Celui qui n’a jamais passé un après-midi entre les magasins Leroy Merlin, Conforama et Ikea, échoués comme des baleines bardées de tôle sur le béton d’une zone commerciale, ne sait pas ce que c’est que l’Immonde. » Propos qui font écho à ceux de Sylvain Tesson (Sur les chemins noirs). Mais Lazare se fait sociologue pour théoriser, conceptualiser l’Immonde. L’Immonde n’est pas le vrai monde, il l’enveloppe, il le parasite. Il est l’immonde monde moderne, cette « termitière » qui, rappelons-le, « épouvantait » déjà St Exupéry. « Ce qui définirait l’Immonde : l’abstraction, le collectif et la technique. » S’égrènent alors au long des chapitres et des exemples une litanie de termes tous plus dépréciatifs (par dénotation ou connotation) les uns que les autres : performance, domination, efficacité, propriété, banques, voitures, écrans, indécence, vulgarité, oppression, nihilisme, etc. L’Immonde est partout. Même au théâtre quand Lazare assiste à une représentation d’Othello, que le metteur en scène trahit et instrumentalise pour en faire une pièce antiraciste et féministe. Même dans le sport quand Lazare, spectateur d’un match de rugby amateur du côté de Saint-Malo, mesure par comparaison ce qu’est devenu le rugby professionnalisé et financiarisé,« entré dans l’ère du spectacle total au tournant des années 2000 ». Même dans l’Education nationale où les manuels de géographie font « de la propagande pour l’unification du monde autour d’une morale planétaire, citoyenne et écoresponsable. » Même dans ce qu’on nous fait manger, « pizzas surgelées […] quenelles sous vide […] sorbets chimiques […] » et que nous faisons manger à des enfants, smartphone sur la table et Coca-Cola dans le verre. Oui, « quelle imposture ! »
Heureusement, côté lumière, ce roman constitue un magnifique éloge de l’amitié, « l’amitié telle qu’on la découvre chez Rabelais, Shakespeare, Montaigne » (Lapaque, France Culture, 8 février). Lucie, Saint-Roy, Denis, Walter et Xavier en sont l’illustration. Tous vont l’aider indirectement dans sa quête et être autant de passeurs. La lumineuse Lucie lui enseigne que, pour éviter la disparition des moineaux, il faut en nommer, donc reconnaître, les différentes espèces (il y en aurait trente-deux !) car ce qui n’a pas/plus de nom n’existe pas/plus (on pense, bien sûr, à Orwell, 1984). Saint-Roy, « dont le nom évoquait l’ancienne noblesse, la France des cathédrales et de la monarchie », meurt dans un accident et laisse Lazare dans un désarroi onirique qui se révèle fructueux. Denis, le miraculé, victime d’un AVC, revenu à la foi judaïque de ses ancêtres, incite Lazare à lire les Psaumes. Walter et Xavier, les frères bretons – l’érudit et « éternel étudiant » de Versailles et le paysan de la lande armoricaine -, deux originaux mais tous deux animés d’une foi profonde, sont pour Lazare des exemples vivants et attractifs.
Enfin et surtout, côté lumière, derrière l’Immonde, « injuste, atroce, agité, capricieux, narcissique, infernal, cruel, infantile, cupide », sous l’Immonde, masqué par lui qui l’enveloppe, s’offre encore aux regards avertis la beauté du monde. Incipit : « Ce monde est tellement beau, cependant. Ses merveilles méritent d’être chantées par une voix profonde, ignorée, une voix forte et claire, pure et fraîche comme un ruisseau de printemps. » On pense évidemment au monde du sixième jour de la Genèse. Suit, soulignée par la reprise anaphorique de la première phrase, une kyrielle de notations émerveillées. Et ce n’est pas le moindre mérite de l’auteur de souligner tout au long du texte que pour Lazare, et c’est réconfortant, l’homme, tant qu’il a su rester dans ses limites, a aussi participé à la beauté du monde, que ce soit par le pain quotidien du boulanger ou la musique de Bach.
La dimension religieuse du roman, parfois teintée d’un certain mysticisme, reste donc primordiale même si l’itinéraire tout personnel du héros ne saurait constituer un modèle. Disons pour finir que de toute façon l’on ne peut que souscrire à la critique féroce de la modernité et à l’aspiration à tout ce qui confère beauté et dignité au monde et à l’être humain. ■
* Actes Sud
** Agrégé de Lettres Modernes.
Retrouvez les Lundis précédents de Louis-Joseph Delanglade.
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