PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette tribune est parue dans Le Figaro d’aujourd’hui, samedi. Le français serait-il en voie de folklorisation du fait de la trahison des élites du pays, y compris étatiques ? « Il serait étrange et triste, tout à la fois, écrit-il, que l’État consente lui-même à son déclassement linguistique et sa folklorisation culturelle alors que la France peut et doit, dans les temps présents, retrouver sa place dans le monde en assumant pleinement le modèle de civilisation qu’elle porte et qui l’a faite. » Cette étrangeté et cette tristesse sont pourtant ce que nous vivons. Contre quoi nous devons nous dresser, toutes forces de réaction réunies.
Dès qu’une nation renonce à nommer la totalité de l’existence dans sa langue, elle est condamnée à disparaître
Le 16 mars, les autorités françaises présentaient la version nouvelle de la carte nationale d’identité, qui sera expérimentée dans l’Oise. Elle est rédigée en français… et, pour la première fois, en anglais.
Cela a suscité une querelle qui dépasse les polémiques habituelles des réseaux sociaux. Ce bilinguisme étatique se présente comme une simple adaptation pragmatique aux déplacements mondialisés et aux règles de l’Union européenne. L’anglais étant supposé permettre l’interaction entre les peuples en notre temps, chaque pays serait appelé à s’y convertir au moins partiellement.
On ne sous-estimera pourtant pas la portée de cette mesure: ce n’est plus dans sa langue seule que le Français se présentera désormais au monde. Il concède à l’anglais le privilège du cosmopolitisme européen alors même que le Royaume-Uni a quitté l’Union européenne.
Nous n’y verrons pas un détail administratif. La langue de l’État n’est jamais insignifiante. C’est le gouvernement français, aujourd’hui, qui normalise ce «bilinguisme». L’État n’entend plus incarner dans ses documents administratifs essentiels l’identité fondamentale de la France, et consent à piloter une transition symbolique qui l’amènera à intérioriser les exigences de l’anglicisation du monde. Le français, sur cette carte de référence, n’est plus qu’une langue sur deux, presque optionnelle, réservée aux nationaux, mais jugée insuffisante à l’extérieur des frontières.
Autrement dit, il s’agit d’un engagement symbolique fort, appelé, presque inévitablement, à s’étendre. Car il est dans la nature d’un principe de se déployer dans toutes ses conséquences, même si ses premières applications semblent souvent anodines.
Cela n’est pas sans rappeler un épisode de la campagne présidentielle en janvier 2017, quand Emmanuel Macron s’était rendu à Berlin et avait fait un discours en anglais. Il aurait été normal qu’il prononce ce discours en français et magnifique qu’il le fasse en allemand. Mais le tenir en anglais consistait à reconnaître que l’anglais devenait le point de contact entre les peuples européens, consentant à se placer sous l’hégémonie symbolique du monde anglo-saxon. La diversité européenne était ainsi appelée à se déployer sous une tutelle américaine. Plutôt que de valoriser son génie propre, et un authentique multilinguisme, fidèle à sa tradition cosmopolite, l’Europe s’imagine simplifier les rapports entre les peuples en les entrant dans un broyeur culturel.
Emmanuel Macron ne faisait pas vraiment exception et témoignait alors de l’étrange rapport à l’anglais d’une partie des élites françaises, qui ont tendance à y voir un signe de modernité, ce qui les amène à multiplier l’usage d’anglicismes comme autant de signaux linguistiques témoignant de leur appartenance aux gagnants de la mondialisation. Encore une fois, c’est la rhétorique de l’ouverture contre la fermeture qui est utilisée pour légitimer la soumission à l’anglais. De l’e-mail au print en passant par la team et le business, alors qu’on pourrait parler de courriel, de version papier, d’équipe et des affaires, on ne compte plus le nombre d’expressions qui témoignent d’une tournure d’esprit inquiétante: la nouveauté, la jeunesse, l’intensité, le mouvement, la vélocité, la technologie s’exprimeraient mieux en anglais qu’en français.
Le français ne serait-il plus qu’une langue provinciale, régionale même, à l’échelle du globe, que l’on peut parler dans l’entre-soi des frontières, mais qui n’est plus appelée à se projeter dans le vaste monde? Doit-il renoncer à sa prétention à peser dans la géopolitique mondiale, au moment où l’empire américain commence à vaciller, et où la planète s’apprête peut-être, sous le signe de la multipolarité, à redécouvrir son authentique diversité linguistique? Les petites nations portent un savoir politique spécifique: dès qu’une nation renonce à nommer la totalité de l’existence dans sa langue, et n’y voit plus qu’un bibelot folklorique réservé aux communications familiales, elle est condamnée à disparaître.
Le français doit demeurer une langue de puissance. La France, en renonçant au prestige de sa langue, risque d’oublier qu’elle incarne pour notre époque, non seulement sur le plan linguistique, mais culturel, et même civilisationnel, un pôle de résistance à ce qu’on appelait autrefois et qu’il faudrait bien appeler encore l’impérialisme américain. C’est vers la France que se tournent en Occident ceux qui veulent résister au multiculturalisme, au racialisme et au wokisme. Il serait étrange et triste, tout à la fois, que l’État consente lui-même à son déclassement linguistique et sa folklorisation culturelle alors que la France peut et doit, dans les temps présents, retrouver sa place dans le monde en assumant pleinement le modèle de civilisation qu’elle porte et qui l’a faite. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).
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