Pourquoi reprendre aujourd’hui ce merveilleux dialogue entre George Steiner et Pierre Boutang ? Proposé maintes fois, ici et ailleurs, faut-il penser que, comme pour la grande musique, on peut l’écouter autant de fois que l’on veut sans en épuiser la substance, et, même, en y découvrant toujours des nuances, des richesses nouvelles ? Sans-doute.
Le débat sur Antigone et Créon, est de tous les temps, du moins dans notre espace culturel occidental. On sait – ou non – que Maurras avait pris le parti d’Antigone, en qui il voyait une petite vierge légitimiste, contre Créon, le dictateur autoritaire. Jean-François Mattéi, avec plus de nuance, disait qu’Antigone avait raison, mais que Créon n’avait pas tort : il faut bien que le monde tourne, que la Cité vive.
Ce dialogue (1987) porte donc sur le Pouvoir, sur la Cité et sur la haute culture occidentale, y compris religieuse. On sait les menaces de désintégration qui pèsent aujourd’hui sur sa substance même.
Nous avons rapproché, dans nos souvenirs de lecture récente, cet entretien de 1987 avec un autre dialogue, celui que George Steiner à l’extrémité de sa vie, a eu avec Laure Adler, publié en 2014, presque trente ans plus tard, sous le tire Un long samedi. (Flammarion). En langage chrétien, Steiner parle du Samedi saint. En lequel il voit le puissant symbole des temps que nous vivons.
Nous avons retenu de cet ouvrage ce court extrait où Steiner explicite sa pensée sur cette métaphore.
« J’ai pris, dans le Nouveau Testament, le schéma vendredi-samedi-dimanche. C’est-à-dire : la mort du Christ le vendredi avec la nuit qui vient sur la Terre, la déchirure du voile du Temple ; puis l’incertitude qui a dû être – pour les croyants – au-delà de toute horreur : l’incertitude du samedi où rien n’arrive, rien ne bouge ; enfin la résurrection du dimanche. C’est un schéma d’une puissance de suggestion illimitée. Nous vivons la catastrophe, la torture, l’angoisse, puis nous attendons, et pour beaucoup le samedi ne finira jamais. Le messie ne viendra pas et le samedi continue.
Maintenant, comment vivre ce samedi ? Pour le messianique marxiste, pour le socialiste utopique, ce samedi aura une fin : il y aura le royaume de la justice sur Terre. Les extrémistes de gauche l’ont toujours prédit depuis le XVIIe siècle, en disant : « Il faut un peu de patience. » Pour le Juif, il y a la croyance qu’effectivement le messie va venir. C’est un blasphème d’essayer de calculer, d’après un calendrier, la date de cette venue, mais elle aura lieu. Pour le positiviste, le scientifique, le technologue, la fin du samedi pourrait être, par exemple, le remède au cancer. Il y a beaucoup de mes collègues pour lesquels c’est devenu ce qu’ils appellent (et l’image est importante) un saint Graal. […]
Ce samedi de l’inconnu, de l’attente sans garantie, c’est celui de notre Histoire. Il y a, dans ce samedi, une mécanique à la fois de désespoir – le Christ horriblement tué, enseveli – et d’espoir. Le désespoir et l’espoir sont bien sûr les deux faces de la médaille de la condition humaine. Nous arrivons très mal à nous imaginer le dimanche. (…) Sans l’espoir du dimanche, ce serait peut-être le suicide. »
Nous aimons en Boutang et Steiner deux esprits suprêmement libres et supérieurement attachés à leurs fidélités respectives, qui, justement, les réunissent. Ils ne nous éloignent pas de notre engagement dans l’action que nous avons à mener pour défendre notre nation et sa civilisation. Au contraire, ils l’alimentent, le justifient, lui donnent un caractère impératif.