Par Pierre de Meuse.
Il est logique, du reste, que la « foi en l’Homme » ait prospéré sur l’étiolement de la foi en Dieu. (Partie 1)
Un autre effet de ce malentendu est le discours sur les « réformes sociétales » que nous subissons dans l’indifférence générale, et qui ne sont rien d’autre qu’une déconstruction systématique de l’ordre social. Il y a dix ans, une vague de fond se souleva, celle de la MPT, faisant trembler le système décadentiel qui nous opprime.
Depuis, plus rien ou presque. Il est intéressant à cet égard de comparer l’attitude des musulmans à celle de la « manif pour tous ». Logiquement, leur positionnement devrait être identique, puisqu’ils croient tous à un Dieu créateur de l’homme. Or il n’en est rien, il suffit de lire les textes de Tariq Ramadan. Celui-ci se garde de marquer la moindre solidarité avec ceux qui, comme lui, défendent l’hétéronomie, c’est-à-dire l’idée que les hommes doivent obéir à une loi qu’ils n’ont pas créée. Et quand on le questionne avec plus d’insistance, il se borne à répéter la sourate de la Soumission, que seuls les musulmans admettent comme vérité.
Il n’en est pas ainsi pour les chrétiens, qui ne mettent jamais en avant leur foi pour justifier leurs positions hostiles aux « réformes » laxistes. Non, ils se réfèrent à la dignité de l’homme, quand ce n’est pas carrément aux droits de l’homme ou de l’enfant. C’est qu’ils ne sont pas certains d’être suivis par le grand nombre en se référant prioritairement à leur Foi. Or, en raisonnant ainsi, ils se rallient, peut-être sans le vouloir, à l’acception la plus commune de ce mot. Car en période de déréliction, il est imprudent et naïf de se ranger dans la masse. Car alors, ce n’est pas la nature humaine d’Aristote et Saint Thomas qui réémerge, elle est oubliée, c’est l’individu-roi, ses « droits » et rien d’autre. (Illustration : Thomas d’Aquin converse avec deux rabbins.)
On ne peut faire ce reproche à Claude Lévi-Strauss qui osa faire une critique impitoyable de l’humanisme, concluant à la nécessité de son rejet radical.
Il expliqua que, tout en s’affirmant essentiellement tolérant, l’humanisme introduisait une cause d’intolérance bien plus violente que les vieux clivages des tribus, des peuples et des races : celle de la conformité à la raison universelle, qui conduisit l’Europe à hiérarchiser les cultures en fonction de leur rationalité, donc nécessairement « séparer un certain type d’hommes d’autres types d’hommes » et par là à les priver d’humanité. Une démarche productrice d’exclusion radicale. N’oublions pas que la chasse aux sorcières en Europe de 1480 à 1630 ne fut pas l’effet du Moyen-Âge finissant et des attardés de la Bulle « ad extirpendum » mais de l’humanisme dans la ligne duquel se plaçaient tous les persécuteurs de ces femmes infortunées (4).
Dans ces conditions, il faut admettre que le discours humaniste, trop gonflé d’ambiguïtés, doit être banni des argumentaires salvateurs que les contre-révolutionnaires ont à cœur de construire pour sortir de l’erreur et arrêter la décadence. Et s’il faut proposer comme raisonnement éthique du recours à l’homme « une éthique qui place au centre la personne humaine et prenne en compte ses exigences les plus authentiques », il est conseillé d’éviter des paroles vides de sens. Ce n’est pas parce que le monde aurait oublié ces principes qu’il connaît son désarroi, mais au contraire parce qu’il a oublié la primauté de l’ordre social pour mettre l’individu au centre de tout. Comme le disait le cardinal de Lubac : « ce qui empoisonne tout dans l’humanisme athée, ce n’est pas l’athéisme, c’est l’humanisme. »
Et puisqu’on gagne toujours à se référer aux Grecs, rappelons une fois encore que le grand formateur moral de la Grèce antique ne fut ni philosophe, ni devin ni prêtre mais poète : le divin Homère. C’est en se nourrissant à ses œuvres que le génie hellène a conçu un modèle dont nous avons hérité : le héros grec. C’est-à-dire un homme audacieux et intelligent, conscient des limites qui lui sont imposées, qui sait qu’aucune œuvre ne peut réussir sans l’aide d’un dieu, mais capable, d’encaisser les embûches et d’attendre le bon moment pour répliquer à l’adversité.
Chaque société accomplie définit ainsi un type d’homme modèle. Non pas l’homme universel que Maistre confessait ironiquement n’avoir jamais rencontré, mais un homme propre à une culture, à une Histoire. L’homme héroïque des Grecs réalise l’équilibre entre le Thymos (l’énergie vitale) le Ménos (volonté de lutte) l’Aidos (l’honneur) et la Phrén, la raison lucide. Les grandes familles qui tenaient le pouvoir dans les aristocraties antiques se prétendaient ainsi issues des anciens héros, modèles d’humanité selon leur culture.
Marcel De Corte, brillant contre-révolutionnaire hélas oublié, soulignait qu’on reconnaît la grandeur d’une nation à sa capacité à imposer un modèle humain : le Civis Romanus des Romains, le chevalier de l’Europe médiévale, l’honnête homme du XVII° siècle, le gentleman britannique du XIX° siècle, par exemple. Bien sûr, tous ces archétypes ont en commun d’avoir été construits au cours des âges par les peuples dont nous sommes issus spirituellement et charnellement. D’autres nations ont sans doute tenté – et quelquefois réussi – à en faire autant. Cependant leur type humain secrété par leur société nous demeure, sauf exception notable, généralement fermé (5).
Dès lors, le seul humanisme possible, au-delà des prédicateurs bien intentionnés qui nous invitent à construire un monde « pour l’Homme et tout l’Homme », c’est d’abord l’encastrement dans notre propre communauté. Sans elle, il est vain de parler d’humanité. Comme l’écrivait Maurras : « l’humanité n’a jamais existé en soi et nous ne savons si elle pourra être. »…« Dans la mesure du réel, l’humanité, c’est la nation.(6) ». Et Bonald : « D’autres, dit-il, ont défendu la religion de l’homme ; je défends la religion de la société. (7) »
De tout cela découle une évidence : Nous ne pouvons exercer – et non pas comprendre – notre humanité qu’à travers le groupe auquel nous appartenons et qui a été intégré à notre être par la « gestation externe », selon l’expression d’Arnold Gehlen pour désigner l’éducation. De fait, sans cet apport, si l’être qui en est privé est bien biologiquement ou eschatologique-ment un humain, il ne l’est pas au sens anthropologique, puisqu’il ne peut accéder ni au langage ni à la culture.
En conclusion, on ne peut que citer Maurras, dans ce texte qui fait depuis son édition enrager tous les démocrates-chrétiens : « Que le patriotisme ait pu s’accorder, avec l’esprit de justice, avec l’esprit de paix, avec l’esprit juridique et humanitaire, personne ne l’a jamais contesté. Le fait fréquent, le fait normal, c’est bien cela : mais tout autre est le fait intéressant, le fait sur lequel on dispute, sur lequel on hésite, sur lequel on s’est divisé. Ce fait et ce cas privilégiés, c’est le fait de désaccord, le cas de conflit entre l’intérêt national et l’intérêt juridique, entre les exigences de la patrie ou de l’État et celles de l’humanité. Nous dirons parbleu : la patrie et l’humanité ! Mais quand les événements disent : la patrie ou l’humanité, que faut-il faire en ce cas-là? Ceux qui disent, (..) « France d’abord » sont les patriotes; ceux qui disent la France mais… sont les humanitaires.(8) ■
Pourquoi l’Universalisme des Lumières est le plus étriqué des ethnocentrismes.