Par Philippe Mesnard.
Napoléon n’a pas la cote. On lui reproche, à juste titre, d’avoir rétabli l’esclavage. Les gens de bon sens avaient l’habitude de lui reprocher mille autres choses, comme son goût de l’invasion, sa folie impérialiste, sa prétention de réformateur des mœurs et sa mise au pas des Français, enrégimentés quand bien même ils n’étaient pas soldats ; bref, son progressisme autoritaire (en est-il une autre sorte ?).
Notre époque le traite aujourd’hui de suprémaciste blanc, lui qui ne fit quasiment la guerre qu’aux nations européennes, et de misogyne. C’est dommage, nous avons rêvé deux siècles durant que l’usurpateur soit jugé avec justesse, c’est-à-dire assimilé à un méchant dictateur, et voilà que la gauche indigéniste nous frustre d’un légitime examen des années napoléoniennes. Tout juste si les nostalgiques d’une France forte ne se prennent pas à rêver d’un bonapartisme un peu brutal qui remettrait d’aplomb la nation. Mais Napoléon est en passe d’être déboulonné, lui aussi, et l’on passera par pertes et profits le bon (il y en eut) comme le mauvais (il en demeure beaucoup). La Société Française des Monnaies nous console un peu : sous prétexte d’hommage du bicentenaire de la mort du tyran, elle offre à la souscription « un sublime billet de 0 €, homologué par la Banque Centrale Européenne. » C’est en effet dire assez la valeur du personnage.
Pendant qu’on célèbre avec embarras Napoléon 1, certains musées ont décidé d’écrire Henri 4, Louis 14 et 20e siècle. Il paraît que ceux qui ne déchiffraient pas les chiffres romains en concevaient un vif dépit. Chaque mention d’un siècle et chaque rang d’un roi étaient une micro-agression que d’immenses foules supportaient en silence, leur plaisir définitivement gâché. On n’explique pas autrement la désaffection des musées. Les gardiens de musée se racontent en frémissant d’horribles histoires de marmots tétanisés devant l’affreux spectacle de parents brisés, écroulés au sol, atrocement convulsés pour n’avoir pas su répondre « quatorze » à la question fatidique. Il se murmure qu’un Haut Conseil au Déchiffrage des Cartels, composé de soixante-dix-huit citoyens, tirés au hasard parmi les minorités officielles et encadrés par des inspecteurs d’académie de stricte obédience pédagogiste, va désormais mener ce combat (le mot n’est pas trop fort), pour faire aboutir la révolution de la simplification. On estime qu’à terme on pourra remplacer quelques millions de notices inutilement complexes par deux cartels normalisés sans ambiguïté : « Chose d’avant maintenant », pour les œuvres précédant le XXIe siècle, et « Chose qui est bien », pour les œuvres contemporaines validées par le Comité Consultatif Pour un Art Responsable et Inclusif. Il faut juste régler le délicat problème de l’usage de l’écriture inclusive, difficile à concilier avec les principes de la littéracité, qui défend une écriture facile à lire et à comprendre, surtout pour les textes publics et administratifs. Un Haut Conseil de Régulation Consensuelle des Tendances Langagières va donc sans doute voir le jour.
Pour se consoler de Napoléon, la nation entière célèbre la Commune. Martyrs, réformateurs, utopistes, héros, victimes, on ne compte plus leurs mérites, si bien qu’il paraît inutile de compter leurs crimes. Là aussi, cette célébration progressiste a ce caractère monolithique exaspérant qui consiste à occulter et même nier des pans entiers d’une histoire complexe (on dit peu qu’ils furent patriotes, que Thiers était un républicain de gauche) pour n’en retenir que ce qui sert, hic et nunc, à l’agenda politique du moment, les uns puisant dans cet exemple la force de contester Macron, les Marcheurs y voyant la préfiguration de leur propre volonté réformatrice. On se contentera de rappeler ces propos, qu’un communard nous a livrés, pensées qu’il formait en regardant les jeunes conscrits fusiller les insurgés devant l’Hôtel de ville de Paris : « je ne pouvais détacher mes yeux de ces pâles faces de sauvages, qui […] tiraient sur nous comme ils eussent fait sur des bandes de loups et je songeais : Nous vous aurons un jour, brigands, car vous tuez, mais vous croyez ; on vous trompe, on ne vous achète pas, il nous faut ceux qui ne se vendent jamais ; et les récits du vieux grand-père passèrent devant mes yeux, de ce temps où héros contre héros, implacablement combattaient les paysans de Charette, de Cathelineau, de La Rochejacquelein, contre l’armée de la République. » C’est de Louise Michel. Voilà une leçon inattendue de la Commune, et que nous pouvons méditer. ■
Profond, drôle et émouvant. Rarement paraît un article aussi talentueux . Il est intéressant de savoir que Louise Michel fut une amie des Kanak que la gauche (et les autres communards il est vrai) tenaient pour des singes parce qu’ils ne connaissaient ni le moteur ni la poudre