Ce n’est pas le moindre des paradoxes de ce terrible XXème siècle que la dénonciation des génocides, et parfois leurs jugements, appréhendés comme une absolution dont il s’est fait une obligation, ne s’accompagne pas de l’inventaire aussi précis que l’on pourrait légitimement attendre. Les moyens ultrarapides d’échanges et d’acquisition de l’information, d’accès aux bibliothèques et aux archives, qui sont ceux d’aujourd’hui ne devraient pas laisser dans l’ombre, le moindre assassinat de masse.
Ce n’est pas non plus la moins effrayante des interrogations que le terme même de génocide, création de circonstance, soit l’objet de dissertations sans fin, tant de la part de juristes, que d’historiens et d’universitaires, quelques soit l’atrocité des chiffres. On découvre alors que le mot de génocide n’est pas figé dans une définition immuable. Jusqu’à oser contester la nature du massacre de la Vendée. Et donc malgré le titre de ce billet, nous resterons autant que possible à l’écart de ce vocable.
On trouve par exemple sous la plume d’un politologue belge bardé de titres pompeux, Joël KOTEK (photo, ndlr), maître de conférences à l’Université Libre de Bruxelles, directeur de la formation au centre de documentation juive contemporaine (CDJC), un des responsables du mémorial de la Shoah, que le XXème siècle compte quatre génocides, au sens propre du terme (disons plus précisément, tel que défini par lui-même) :
– 1904 – 1907 : l’éradication du peuple nomade des Hereros, en Namibie, par les troupes coloniales allemandes du général Von Trotha qui donne un Vernichtungsbefehl (Ordre dit d’extermination).
– 1915 : le génocide des Arméniens par les Turcs (près de 2/3 des Arméniens (plus d’un million de personnes) périssent victimes de massacres planifiés) ;
– 1941 – 1945 : la Shoah, destruction des Juifs d’Europe (6 millions de morts dont 1,5 millions d’enfants) ;
– 1994 : génocide des Tutsis au Rwanda : un million de morts en 100 jours.
Pas un de plus, à la limite de l’imposture ! Et selon son axiome, toutes les souffrances se valent, tous les crimes, non ! On réalise la difficulté d’appréhender l’assassinat de masse avec la création de néologismes : mémoricide, génocide (Raphael Lemkin, juif polonais installé aux Etats Unis, qui chercha le premier dès 1921 à installer la pénalisation des crimes de masse commis par un État), démocide (Rudolph Joseph Rummel).
Quelle gradation instaurer dans l’assassinat de populations sur un mode industriel ? L’ONU s’y est essayée en 1948, à la rédaction de la charte universelle des droits de l’homme. Une précédente définition du génocide, adoptée lors de la première assemblée générale de l’ONU le 11 décembre 1946, intégrait la destruction d’un groupe politique, à côté des groupes raciaux, religieux et autres. En 1948, le groupe politique disparait de la définition onusienne : l’URSS, représentée par le procureur Vychinski (photo, ndlr) a fait retirer la référence au politique en raison de ce qu’elle pouvait se reprocher. On reste médusé de cette complaisance et du rôle autorisé au premier tueur de masse du siècle, le procureur de Staline, Andrej Vychinski. Il avait déjà donné sa mesure au procès de Nuremberg, où agissant dans la coulisse sur ordre de Staline, il s’assura que les actes d’accusation ne viseraient bien que les nazis et leurs complices, sous l’œil bienveillant des Américains et des Britanniques. Or ceux-ci n’ignoraient rien de son activité meurtrière pendant les années trente, les plus sanglantes de la dictature stalinienne.
Mais les limites de l’exercice devinrent évidentes 50 ans plus tard, à la création de la Cour Pénale Internationale, dont les États Unis refusèrent de faire partie, car un citoyen américain ne peut être jugé que par une juridiction américaine … S’en suivent aussi de multiples contorsions pour décréter unique l’assassinat des juifs par les nazis. Quelle est donc cette unicité ? Les historiens les mieux disposés n’en voit qu’une, le lien direct du peuple élu avec Dieu. Ce qui laisse sans rédempteur plusieurs dizaines de millions de victimes au long de ce cruel 2Oème siècle.
En outre quand on tente un inventaire des assassinats de masse au long du siècle, on découvre des inexplicables approximations, des silences et d’invraisemblables oublis, mystères qui heurtent l’historien, même quand ils sont dictés par un parti pris idéologique. Trouve-t-on des auteurs qui ont tenté d’établir une liste ? Ce lien vers un article touffu permet tout juste d’avoir un aperçu : http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_massacres .
On notera qu’une nouvelle fois (nous y reviendrons), le désastre humain que fut dans la Chine de Mao « le grand bond en avant », n’est pas mentionné.
Ainsi à défaut d’être plus précis il n’est pas vain de dégager quelques sordides dénominateurs communs aux tueries qui émaillent le siècle.
* C’est d’abord la monstruosité des chiffres, insupportable nouveauté dans l’Histoire de l’Humanité. Dans ses mémoires le diplomate israélien Abba Eban (photo, ndlr), se livre à la comparaison suivante : « Entre Waterloo, 1815, et le début de la Grande Guerre, cent ans se sont écoulés, avec 2.5 millions de soldats tombés sur des champs de bataille, en outre sans que la population civile ne soit particulièrement touchée. Sur les trois décades de 1914 à 1945, on compte 100 millions de morts militaires et civils »
* C’est aussi, malgré l’horreur des chiffres, une invraisemblable approximation dans des proportions inacceptables dont on n’appréhende plus l’incongruité.
* Puis vinrent les tentatives de faire juger par des tribunaux ; il s’est alors appliqué une loi aussi ancienne que la guerre du Péloponnèse, ou antérieure, celle du plus fort, car ces juridictions sont toujours entre les mains des vainqueurs.
Avec son corollaire, l’idée de criminaliser la guerre.
* Et enfin un tri mémoriel s’est instauré, qui est entretenu, et que l’on essaie de justifier. La France cultive un triste privilège en la matière piétinant allègrement la liberté de recherche historique …
Une lecture chronologique est la plus conforme mais elle montre qu’à l’évidence chaque massacre n’a jamais dissuadé de perpétrer le suivant. C’est la leçon à retenir.
Par ailleurs l’objet de ce billet n’est pas de ressasser des faits régulièrement relayés dans les mass media, avec objectivité ou non, sous forme de documents d’archives, ou par les films d’Hollywood. Il s’agit ici de rappeler des évènements peu connus, ou jamais cités, ayant impliqué des massacres de masse, où l’unité de comptage est la dizaine de milliers de martyrs.
Sans éviter l’écueil de l’arbitraire dans le choix des drames, nous nous arrêterons plus précisément sur la liste suivante :
*La guerre des Boers
*Le massacre des Arméniens
*La révolution bolchevique
*Le Japon contre la Chine
*La réunion de Wannsee et la « solution finale »
*La partition de l’Inde
*La révolution chinoise
*Le grand bond en avant
*Indonésie 1965
*Cambodge 1975
*Rwanda Avril 1994
*Et très près de nous depuis 1991, la série d’opérations militaires lancées par les États Unis d’Amérique contre le monde arabo musulman.
Pour commencer avec le siècle, la guerre des Boers
En Mai 1902, se termina la seconde guerre contre les Boers. Ce conflit dans lequel les Britanniques mirent en œuvre toutes les techniques du terrorisme comme la terre brulée, la destruction de 30.000 fermes, et d’une 40aine de petites villes, vit l’apparition des camps de concentration, répertoriés comme tels (personne âgées, femmes et enfants, environ 120.000 détenus et en final autour de 45.000 morts).
Le massacre des Arméniens
L’ensemble des évènements qui se sont déroulés en 1915 et 1916 dans l’empire ottoman, fut rassemblé sans retard par celui qui sera un des grands historiens du 20ème siècle, le britannique Arnold Toynbee (photo, ndlr) dès 1916 (vingt six ans à l’époque), dans une première édition à Londres (Meurtre d’une nation). À cette date les évènements étaient connus et largement médiatisés comme une centaine d’articles dans le New York Times. Dès Janvier 1915, et tout au long de cette année tragique la presse des pays de l’Entente (France, Angleterre, Russie) et des « Neutres » (Etats Unis et Suisse) a rendu compte en direct des déportations et de l’extermination des Arméniens de l’Empire Ottoman. Témoins oculaires des faits, les diplomates, les missionnaires, les voyageurs qui écrivent sur « l’extermination d’une race » ou « l’assassinat de l’Arménie ». Est répertorié tout le spectre de la sauvagerie dont le trou noir de l’Humanité est capable. En profitant cyniquement du conflit mondial qui empêche une ingérence extérieure. Un document accablant diffusé sur la chaine Histoire, montre que la camera commençait à entrer en action, et que donc les tueries ou leurs résultats étaient filmées.
Et cent ans plus tard, les historiens se heurtent à des portes fermées par Ankara sur des archives dont on connait l’existence, perpétuant un déni consubstantiel aux crimes, dès le début. Beaucoup plus tard, Sécher inventa le terme de « mémoricide » pour qualifier les efforts déployés à effacer le massacre de la Vendée. Et c’est ainsi que le massacre des Arméniens est approximativement chiffré à 1,2 millions (les deux tiers de la population) en Anatolie et les hauts plateaux de l’Arménie. Ne tenant pas compte que deux séries de tueries avaient déjà frappé ces chrétiens d’Orient, connus comme les massacres hamidiens (entre 80.000 et 300.000 morts ; comment peut on oser produire une telle évaluation ?) et les massacres de Cilicie (ou d’Adana), 30.000 morts.
Et jusqu’à une date récente, décembre 2005, où le britannique Robert Fisk (photo, ndlr), résidant à Beyrouth, consacre 35 pages sur 950 dans son ouvrage, titré par dérision « La grande guerre pour la civilisation. L’occident à la conquête du Moyen Orient » au « Premier holocauste » (ch. 10). Avec sa collègue Isabel Ellsen photographe à The Independent, ils découvrent en Syrie, sur la colline de Margada, région de Alep, à l’époque Arménie turque, un charnier qu’ils évaluent à 50.000 martyrs, liés les uns aux autres. Et 90 ans après le drame, ils entament leur enquête en bons journalistes. Pour finir par ce que Fisk appelle un négationnisme, en premier lieu aux États Unis, consistant à nier la tuerie. Impensable de faire de la peine à Ankara. (à suivre)
Henri sur Journal de l’année 14 de Jacques…
“D’abord nous remercions chaleureusement le Prince Jean de ses vœux pour notre pays et de répondre…”