PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette tribune est parue dans Le Figaro de samedi 10 avril. Elle fait écho à l’article de Louis-Joseph Delanglade qui précède. C’est, pour JSF, une raison supplémentaire de la publier. Louis-Joseph Delanglade rappelle, à propos d’un épisode historique qui s’apparente fort à la présente affaire du sofa, que les ambassadeurs de Louis XIV dépendaient de son autorité souveraine qui était ferme, unique, résolue et avisée. Une telle autorité manque évidemment par nature et origine aux envoyés de l’Union Européenne qui n’est pas un État et n’a pas de Chef. Mathieu Bock-Côté se place du point de vue de l’Histoire et de la civilisation – française et européenne – en laquelle la société tout entière et ses élites croyaient, qu’elles aimaient et défendaient tout naturellement, jusqu’à il n’y a, encore, pas si longtemps. C’était vrai éminemment au temps de Louis XIV ; ce l’était encore sous de Gaulle. Au manque quasi absolu d’autorité politique s’ajoute donc – sans-doute, en grande partie en est-ce une conséquence – un profond désintérêt et même du mépris pour tout ce qui n’est pas d’ordre économique ou règlementaire. L’actuel retour en force des peuples, des nations, des identités et des héritages, à travers les cinq continents, n’est pas dans les catégories mentales des dirigeants actuels imbus de ce qu’ils nomment modernité. Ce retour les montre ridicules et désarmés. Chacun de leurs échecs – qui sont légion – les écarte un peu plus des réalités du monde et du respect des peuples. C’est tout de même un spectacle assez étrange que de voir les représentants des États de l’U.E., censés s’être réunis pour constituer une très grande puissance, s’aplatir, en Anatolie centrale, à Ankara, devant Erdogan.
« Cette décadence de l’esprit, devenu incapable de comprendre les permanences de l’histoire, ils la nomment modernité. »
On ne peut que s’étonner du fait que certains s’étonnent encore des provocations de Recep Tayyip Erdogan.
Convenons que la dernière était théâtrale. Recevant dans son palais présidentiel Charles Michel, le président du Conseil européen, et Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, ils furent soumis à une mise en scène vexante, le premier étant invité à s’asseoir comme un bon élève avec Erdogan, la seconde étant condamnée à prendre place à bonne distance sur le sofa, comme si elle n’était qu’une nuisance dans le paysage. La scène était disgracieuse, visait explicitement à rabaisser les invités, transformés en tapis, et représentait une authentique manifestation de misogynie. Que les dignitaires européens se soient prêtés à ce jeu étonnera – ou pas.
Il était difficile de ne pas y voir un consentement à l’humiliation, témoignant d’une psychologie de vaincus, le faible s’inclinant devant le fort, et faisant passer sa génuflexion pour une marque de pragmatisme, et pourquoi pas pour une ruse, celle du dirigeant ne se laissant pas piéger par son orgueil. La servilité aime se faire passer pour de la force morale et la lâcheté pour le parachèvement de la subtilité. Les deux dirigeants européens se sont ridiculisés et Charles Michel a aggravé son cas en cherchant à relativiser la situation pour la réduire à un malentendu.
On en trouve évidemment pour faire semblant que rien ne se soit passé. C’est une des spécialités de la pensée de notre temps: expliquer que ce qui arrive n’arrive pas. L’intelligence croit témoigner de sa puissance en fuyant le réel, en le décrétant illusoire. Pourtant, ce qui arrive est évident pour ceux qui veulent voir: le nationalisme turc se mue sous nos yeux en impérialisme, hanté par le désir d’une grande revanche historique. Il renoue avec le fantasme ottoman, qui s’appuie en plus aujourd’hui sur l’immigration turque en Europe, laquelle peut prendre la forme de véritables enclaves turques sur le Vieux Continent, et qu’Erdogan n’est pas loin de considérer comme des colonies de peuplement.
Ces populations turques installées en Europe occidentale, Erdogan les décourage formellement de prendre le pli de leur pays d’accueil, en présentant l’éventualité de leur assimilation comme un crime contre l’humanité, comme il l’a dit en 2008. Autrement dit, il leur demande de se comporter non pas comme des Européens d’origine turque, mais comme des Turcs en Europe, et cherche à les instrumentaliser politiquement sans la moindre gêne avec une rhétorique islamiste. Faut-il rappeler, par ailleurs, le chantage constant d’Erdogan qui menace toujours d’ouvrir les vannes migratoires vers l’Europe, et qui se comporte objectivement comme son ennemi ?
Les technocrates et gestionnaires qui peuplent aujourd’hui la classe politique occidentale peinent à le comprendre, tout occupés à réduire le monde aux exigences du marché et du droit, et ne croyant plus, au fond d’eux-mêmes, à l’existence des civilisations, ni même à la leur. Ramollis intellectuellement par le constructivisme, ils ne veulent voir dans les peuples que des aménagements sociaux provisoires, artificiels, contractuels, étrangers aux passions humaines, et n’ayant rien à voir avec la longue durée. Leurs lunettes théoriques sont embuées. Cette décadence de l’esprit, devenu incapable de comprendre les permanences de l’histoire, ils la nomment modernité et ne cessent de la revendiquer.
Peut-être ont-ils raison en ce qui les concerne: la construction européenne n’a d’européenne que le nom, et sachant que ses promoteurs les plus militants rêvent encore, sans toujours le dire, de l’étendre à la Turquie, elle pourrait s’affranchir un jour de sa géographie. L’Europe devient un mot, un terme, un concept, n’ayant plus grand-chose à voir avec ce que fut historiquement l’Europe. Il faut relire les théoriciens européistes des années 1990 et 2000 pour voir jusqu’où pouvait aller l’éloge du vide. L’Europe officielle ne représente qu’une forme d’impuissance institutionnalisée, mais parvenant à paralyser les nations qui la composent avec ses réglementations kafkaïennes et son obésité bureaucratique.
L’alliance entre l’Occident et la Turquie avait tout son sens pendant la guerre froide. «Politics make strange bedfellows», ont coutume de dire les anglophones. Elle est contredite par la présente époque, qui les classe dans des camps différents, et peut-être même opposés. Mais en cherchant désespérément à faire comme si ce n’était pas le cas, les élites européennes confessent qu’elles ne se croient pas capables de faire preuve de force. Il ne faut certes pas abuser des analogies historiques, mais s’il existe une telle chose qu’un esprit de Munich, c’est dans leur aplatissement devant le Grand Turc qu’il se manifeste aujourd’hui. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).
Sélection photos © JSF
Le sultan néo ottoman n’est qu’un colosse aux pieds d’argile car sa force s’appuie sur l’immigration turque en Europe et et sur le chantage à la menace d’ouvrir les vannes migratoires vers l’Europe.
Si l’Europe, et en particulier la France, renvoyait toutes les populations turques installées en Europe occidentale, Erdogan perdrait tout pouvoir de nuisance et serait confronté à une catastrophe économique et politique car la Turquie serait incapable d’adsorber le retour de ces populations à la mentalité d’européens d’origine turque qui supporteraient très mal la mentalité « Frères Musulmans » de la Turquie actuelle.
Je répondrai à Beauvais que le problème est précisément que l’Europe, et en particulier la France, sont actuellement incapables par leur faiblesse manifeste et leur manque de volonté, de renvoyer en Turquie les populations turques installées en Europe Occidentale, ce dont le Grand Turc Erdogan est pleinement conscient. Par certains côtés, Erdogan rappelle le coup de force accompli par Hitler lorsqu’il a illégalement fait réoccuper la Rhénanie par ses troupes pendant l’entre deux guerres sans que la France ne réagisse, preuve pour lui après-coup de la faiblesse de cette dernière.