C’est un très bel article, selon nous, que Zemmour nous donne ici sur Jacques Bainville. Il y rallume tous les feux de l’intelligence politique, de la sagesse née de l’étude, de l’observation des faits, de la culture historique sans laquelle l’actualité du monde est incompréhensible, imprévisible, erratique. Sur la destinée de Jacques Bainville, il ajoute une note de sensibilité, de fraternité d’esprit discrète qui l’honore. Certes, nous ne sommes pas toujours absolument d’accord avec Zemmour. Comment l’être, d’ailleurs, avec quiconque ? Mais comment ne pas voir l’œuvre de remise en ordre des idées, des analyses, des grands principes de toute politique, qu’il accomplit avec courage chaque jour devant un nombre grandissant de Français ?
«Ce qui est dangereux et haïssable, c’est le simulacre de l’action.»
Nous sommes en 1919. L’encre du traité de Versailles est à peine sèche. Un livre intitulé Les Conséquences politiques de la paix déplore ses faiblesses dans une formule qui restera célèbre: «Une paix trop dure pour ce qu’elle a de doux ; trop douce pour ce qu’elle a de dur.»
L’ouvrage annonce – sa lecture cent après plus tard laisse pantois – tous les événements qui émailleront dans les années 1930 la montée à la guerre: avènement du nazisme, Anschluss, dépeçage de la Tchécoslovaquie, pacte germano-soviétique, agression de la Pologne, alors même qu’Adolf Hitler n’est encore qu’un caporal blessé et démobilisé et un peintre raté. Notre prophète subit les sarcasmes et les quolibets des républicains et des pacifistes. On l’accuse de vouloir une guerre qu’il ne fait qu’annoncer. Il est vrai que notre journaliste est un membre éminent de l’Action française, ami de Charles Maurras et de Léon Daudet. Tout le monde l’ignore encore, mais Jacques Bainville vient de gagner son titre mérité de Cassandre du XXe siècle. Le général de Gaulle le lit et en fera sa référence suprême sur «la question allemande». Notre admiration posthume l’aurait laissé de marbre: il ne faisait qu’appliquer des «lois tirées de l’Histoire». Bainville est un émule du grand Taine et de ses principes fondamentaux: observation expérimentale du réel et description des faits. Il s’oppose à l’idéalisme et au sentimentalisme des progressistes hérités de Rousseau. Il est le contraire d’un idéologue.
Aujourd’hui, l’enseignement de Bainville n’est guère à la mode. On lui a préféré longtemps l’étude des mouvements économiques et sociaux ; puis, la description des victimes, la théorie du genre ou encore l’analyse pointilleuse des discriminations raciales ont tout recouvert. Les bainvilliens sont marginalisés dans l’université comme dans les médias. Pendant des années, Christophe Dickès a vaillamment tenu le rôle de dernier des Mohicans. Docteur en histoire contemporaine à la Sorbonne, il consacra sa thèse à son grand homme. Celle-ci fut publiée il y a plus de dix ans. C’est ce texte remanié et enrichi qu’il nous offre aujourd’hui. Il en conserve certains défauts – un reste de style scolaire, qu’il reconnaît humblement. Ce n’est ni une biographie classique ni une histoire des relations internationales de la première moitié du XXe siècle, «mais l’étude des événements européens à travers l’œuvre d’un journaliste et observateur engagé dans l’un des mouvements politiques les plus importants du XXe siècle».
Pusillanimité bavarde
Avec Dickès, on se plonge avec délice dans les journaux de l’époque, mais aussi dans l’atmosphère de la IIIe République, beaucoup plus cultivée et moins sectaire que la nôtre (cela va de pair?), où Maurras est ami de Poincaré, Léon Daudet du radical Édouard Herriot et Bainville d’Aristide Briand. Toute la vie de Bainville s’est déroulée entre trois guerres: 1870, 1914, 1940 ; on comprend que l’Allemagne soit son obsession. Mais ce n’est pas du tout ce que nos contemporains ignares et vindicatifs imaginent: Bainville est antigermanique mais pas xénophobe. Il parle parfaitement l’allemand et admire Bismarck. C’est Maurras qui l’éloigne des thèses racistes de Gobineau et de Vacher de Lapouge qui inspireront les thèses nazies. Lui refuse l’existence des «races pures» Dans les premières lignes de son Histoire de France, Bainville écrit: «le peuple français est un composé. C’est mieux qu’une race, c’est une nation.»
Bainville sera dreyfusard dans l’affaire judiciaire et antidreyfusard dans l’affaire politique. Des années avant Hannah Arendt, il met dans le même sac totalitaire le fascisme, le nazisme et le communisme, qu’il rejette également comme des mouvements «révolutionnaires». Des années avant Raymond Aron, il devine que ces totalitarismes du XXe siècle sont des «religions séculières». Maurras compare même le nazisme à l’islam. Bainville ne reproche pas à Hitler d’être fort mais à ses adversaires d’être faibles. Il ne pardonnera jamais à la France, vainqueur de la Première Guerre mondiale, de ne pas avoir réussi à s’appuyer sur les autonomismes rhénan et bavarois pour découper l’Allemagne et détruire le travail unitaire de Bismarck. Bainville dira: «Ce qui est dangereux et haïssable, c’est le simulacre de l’action.»
Cette phrase sonne curieusement à nos oreilles modernes habituées à la pusillanimité bavarde de nos dirigeants politiques transformés en grands communicants. Habituées aussi à l’ignorance historique de notre classe politique: «Un homme politique qui ne connaît pas son histoire est comme un médecin qui n’est jamais allé à l’hôpital, qui n’a jamais étudié les cas et les antécédents.»
Pourtant, le désuet, le ringard Bainville revient furieusement au goût du jour. Son analyse purement politique des relations internationales est tendance depuis la chute de l’Union soviétique. Nous vivons le grand retour des nations. Notre monde revient au XIXe siècle. Comme le note avec justesse Dickès: «Bainville ne serait pas étonné par la politique russe de Poutine, les poussées hégémoniques de la Turquie d’Erdogan, le Brexit… etc.» Bainville nous l’avait – encore – annoncé: «C’est l’internationalisme qui est ancien et le nationalisme qui est moderne.»
Bainville meurt en 1936. Il ne verra pas la déroute de 1940, mais a déjà tout anticipé. Il imagine le pire: «L’hypothèse extrême est que la France, qui s’est faite, peut se défaire. C’est impie. Ce n’est pas absurde. Le monde est plastique. Sa figure change et passe.» Là encore, on le comprend mieux qu’il n’aurait pu l’imaginer.
Son fils, Hervé, a raconté à Christophe Dickès le désespoir de ses dernières années: «Tout ce que j’ai fait est stérile…» Il regrette de ne pas avoir participé à la vie politique de manière plus active. De ne pas avoir abandonné son métier de journaliste. Il rumine sans apitoiement sur soi: «Pourquoi si bien prévoir et pouvoir si médiocrement? J’ai toujours eu le tort de ne pas viser assez haut. Excès de fausse modestie, fausse fierté! Méfiance exagérée de soi même, sentiment d’impuissance.»
Sur son lit de mort, à un de ses amis qui lui vante ses qualités journalistiques et son aura internationale, il réplique: «Que voulez-vous que cela me fasse! J’étais fait pour m’asseoir à la table de Vergennes» (le ministre des Affaires étrangères de Louis XVI qu’il admirait).
Il faut imaginer Cassandre malheureuse. ■
Éric Zemmour
Christophe Dickès, L’artilleur, 512 P., 23 €. L’Artilleur