Par Marc VERGIER.
Le riche article de Rémi Hughes publié du 26 au 28 avril* est certainement encore à l’esprit des lecteurs de Je Suis Français. Le sujet en est ambitieux et d’une importance indéniable. Ses citations de Karl Marx sont éclairantes et nous rappellent la perspicacité de ce dernier comme observateur. On n’en dira pas autant du théoricien quand bien même il a inspiré plusieurs générations de « socialistes scientifiques ».
Je n’ai pas lu le livre de Patrick Buisson mais je crois pouvoir rendre compte des thèses de Thomas Piketty dans « Capital et idéologie ».
Rémi Hugues conteste fortement l’idée avancée par Piketty d’une sacralisation de la propriété consécutive à la révolution de 1789. les arguments qu’il apporte sont justes. J’irai pourtant plus avant que lui dans l’histoire : la propriété privée a une valeur sacrée depuis la nuit des temps.
Ce qui a changé et continue de changer c’est l’équilibre entre la propriété privée (en général) et les autres forces et constructions sociales. Quelles forces ? Disons, pour faire très simple, le sens du commun, de la solidarité de groupe, mais aussi la petite propriété individuelle. Dans la forêt, il y a dix mille ans, on peut supposer la propriété des vêtements, des armes, du bétail, des épouses,… mais l’accès libre pour tous à la forêt, au gibier, à l’eau de la rivière. Un changement se produit le jour où, comme J.J. Rousseau le figure très bien, quelqu’un pose une clôture et dit ceci est à moi seul.
Cette scène imaginaire, mythique, au sens propre, informe tout le sujet. Sur un plan individuel aussi bien que collectif. Rémi Hugues fait allusion aux expropriations, au profit des grands propriétaires, des pâturages communs -traditionnellement protégés par le Lord- dans l’Angleterre des dix-septième et dix-huitième siècles. On peut évoquer les phénomènes de conquêtes et d’annexion armées, eux aussi, intemporels…
Je vais vite; au lecteur de remplir les « blancs ».
L’hypothèse de Piketty, schématisée, c’est que les conquêtes, expropriations forcées, empiètements individuels, réductions en esclavage donnent automatiquement naissance à une sacralisation du fait accompli pour en assurer la pérennité. le XIXème siècle français est son exemple premier. Toute une classe (on l’appelle comme on veut) s’est formée, soudée, battue contre tout projet de remise en cause des spoliations et expropriations de la révolution. En simplifiant, les acheteurs de biens nationaux (avec des assignats) constituent la colonne vertébrale de ce mouvement de sacralisation. À une autre époque, les titulaires de charges mises à l’encan par la Monarchie réagirent de même. Rien de religieux, rien de nouveau non plus, mais la conscience aigüe d’un groupe important que toute concession de sa part amènerait, de proche en proche, sa ruine.
C’est ainsi que, comme le rappelle Rémi Hugues, le droit de propriété s’est trouvé rangé, sous l’égide de l’Être suprême, dans la Déclaration d’août 1789, parmi nos idéaux les plus vénérés.
La colonisation de l’Amérique, à la même époque, a produit une société où la propriété est sacralisée à un point qui surpasse l’exemple français, par exemple en s’étendant, dans une large mesure, au sous-sol. C’était une question de survie pour les colons.
Une conséquence de cette « sacralisation » serait, si je peux dire, la désacralisation relative des valeurs communes, de la solidarité, du partage. Déclin aggravé, dans le cas de la France, par la lutte féroce contre les religions et, dans notre Code Civil, le droit du propriétaire à l’abus (« usus et abusus »), hérité du droit romain.
Soyons directs et prosaïques, nous le constatons tous les jours, la copropriété est moins confortable à vivre que la maison individuelle et ça ne semble pas parti pour s’arranger. Il est plus facile de dire c’est à moi que d’organiser le partage et le respect mutuel, plus facile de crier « au voleur » que de plaider le manque de solidarité.
On comprend alors que les relations à la propriété privée sont inséparables des phénomènes sociaux, des rapports des forces politiques et techniques. Notre époque de sécularisation, d’inégalités croissantes, particulièrement dans les domaines techniques, d’explosion démographique, d’interconnections environnementales, de concurrence mondiale (et de pandémie…) ne peut manquer d’y être confrontée.
Faut-il alors chercher à définir le capitalisme et lui attribuer une date de naissance ? je crois la question superflue. Au sens large, sous une forme ou sous une autre, il a toujours existé. Il est dans notre nature.
Dans l’Évangile il y a des riches propriétaires qui donnent de grands festins et qui emploient des dizaines d’ouvriers. Je ne vois pas dans l’histoire une rupture avec un avant et un après. Aux XIIIe et XIVe siècles, les génois, les florentins, les lombards étaient aussi des capitalistes et des financiers…. Comme je le suggère, il y a changements d’échelle et de techniques tout au long de l’histoire, avec des périodes plus ou moins fécondes. On peut relire à ce sujet la partie historique de la « fresque puissante » de Pierre Debray**.
Ce qui caractérise les siècles les plus récents c’est l’échelle croissante des phénomènes sociaux et techniques. Les routes, les canaux, même, relevaient d’initiatives locales, les chemins de fer, par contre, ont imposé l’intervention du pouvoir central et la mobilisation de capitaux énormes, dans des structures juridiques nouvelles…Un exemple parmi mille autres. Aujourd’hui les acteurs, les techniques et les capitaux sont transnationaux. La solidarité humaine, le souci des plus faibles, le partage des ressources, les nations, la « maison commune », quoi qu’on en dise, sont plus fragilisés que jamais. Thomas Piketty est fondé à s’en préoccuper. ■
Chaque révolution suscite une couche sociale qui lui est redevable et la soutiendra par peur de perdre ses privilèges. Je me souviens d’une étude sur une anomalie électorale. Dans le département de l’Allier, c’était dans les années 60, les riches propriétaires terriens votaient communiste.
En remontant dans l’Histoire, ils votaient socialistes au début du XXe siècle, républicain à la fin du XIXe et ainsi de suite depuis la Révolution « française ». Le « plus à gôche » possible.
La vraie explication dont ces électeurs avaient pas vraiment conscience, c’est que leurs aïeux avaient acheté des « biens nationaux » dans des conditions pas bien légitimes et que la peur d’en être dépossédés par un régime « réactionnaire » se transmettait de générations en générations…
Oui.
D’un autre côté, la propriété personnelle n’est plus défendue. Le maire de Toulouse avouait dernièrement au cours d’un interviouve qu’il y avait aujourd’hui plus de soixante squatts dans sa ville. Soixante appartements, pavillons, villas et même châteaux, comme celui de la Flambelle, qui sont occupés par des voyous, mais que la force publique et les médias ont abandonnés. La plupart appartiennent à des vieilles gens, ou à des personnes en difficultés financières, et qui ne peuvent plus se défendre. Le libéralisme défend la propriété..des puissants, et le pouvoir laisse les faibles en proie à des marginaux.