Par David Brunat.
En reprenant ici cette tribune publiée hier sur FigaroVox, faisons-nous dans le futile, fût-ce à la veille d’un long weekend ? Eh ! bien, nous ne le croyons pas du tout. La vie en société est faite aussi pour savourer le Beau et le Bon de notre Art de vivre sous ses diverses facettes, et jouir des bénéfices de la civilité, de la conversation, de l’amitié. David Brunat le dit fort bien et l’oublier serait faire de l’Art politique, un exercice du dessèchement. Alors, va pour cet article, au demeurant fort bien écrit et pensé. Les royalistes évoqueront le Vive Henri IV où l’on proclame aimer le bon vin.
J’ai toujours eu l’amour des terrasses de café, et la conception la plus flatteuse du Paradis serait, pour moi, une terrasse de café, d’où l’on ne partirait plus jamais. Alphonse Allais
« Terre ! ». Tel était le cri qui, jadis, ponctuait la découverte du rivage par les marins lorsqu’ils apercevaient à l’horizon un sol ferme, île ou continent, après des mois d’épreuves embarquées et confinées sur les océans.
« Terrasse ! » semble être aujourd’hui le cri du cœur d’un grand nombre de nos concitoyens, avides de reprendre possession d’une chaise et d’un bout de table sur les trottoirs de nos villes ou de nos villages. Pavée, bétonnée, bitumée ou bien sablonneuse et gazonnée, verdoyante et bucolique ou au contraire enfumée, bruyante de tous les vacarmes de la ville et cernée par le ballet des voitures pétaradantes, la terrasse est subitement devenue le symbole d’une reconquête, l’emblème de la liberté, le signe d’une espérance.
Les politiques ne s’y sont pas trompés. Le président de la République et le Premier ministre, attablés avec une fierté gourmande à la terrasse d’un café proche de l’Élysée, ont salué « la liberté retrouvée. » Photographié en train de lire le journal sur un guéridon orné d’une modeste et archétypale tasse à café, le ministre de l’Économie Bruno Lemaire a savouré l’instant. Un instantané, à ses yeux, de « l’art de vivre à la française ».
En grand nombre, des dirigeants publics de tout bord ont célébré ce moment particulier où les restaurants sont enfin autorisés à s’entrouvrir. Encore timidement, certes, puisque seuls leurs espaces en contact avec le bleu ou le gris du ciel peuvent se livrent dans la légalité aux désirs des consommateurs ; mais enfin, c’est un premier pas qui vaut d’être apprécié pour ce qu’il signifie et pour ce qu’il laisse espérer de la poursuite de l’effeuillage à mesure que la pandémie reculera et cédera du terrain, d’abord terrasses et toits ouverts, puis murs et espaces clos jusqu’à voler en éclat et à nous permettre de reprendre possession de toutes les parties des restaurants pour y faire bonne chère après une trop longue séparation de corps.
Voilà donc une petite victoire et un premier coup de boutoir dans la forteresse sanitaire. En attendant, espérons-le, de passer au stade supérieur, lorsque les salles, donc, nous accueilleront de nouveau à bras ouverts, sans autres gestes que ceux de la bonne humeur des convives et de la commande des plats et des boissons – avec modération sans doute, mais sans gestuelle barrière ni barricadière.
Après des mois d’enfermement, le café crème matutinal, le ballon de rouge ou la mousse fraîche déjeunatoire ou encore le spiritueux vespéral auront donc eu en ce 19 mai un goût spécial pour tous les impatients qui n’auront pas voulu rater ces retrouvailles terrassières après des mois d’abstinence forcée.
Chacun aura pu faire sien ces mots d’Alphonse Allais : « J’ai toujours eu l’amour des terrasses de café, et la conception la plus flatteuse du Paradis serait, pour moi, une terrasse de café, d’où l’on ne partirait plus jamais. »
Évidemment, on ne manquera pas de faire observer que le paradis a pris un peu l’eau, cette épiphanie printanière s’étant malheureusement déroulée sous la bannière des parapluies – bannière moins affriolante sans nul doute que l’étendard des pergolas baignées de soleil … Comme si, par un fait exprès et par une sale impertinence du destin, la météo s’était ingéniée à gâcher la fête.
En ce jour pluvieux du pas si joli mois de mai, on peut toujours chanter « les terrasses de rose et de jasmin en fleurs » comme Hugo dans les Orientales. Mais en se munissant d’un imperméable et d’un solide pébroque, plus utile en l’occurrence qu’une lyre d’aède.
À Paris, à l’heure où j’écris ces lignes, le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle après avoir déversé toutes ses larmes et il évoque davantage le spleen baudelairien que l’aube radieuse d’une journée qui tente de prendre le grand air en rêvassant, peut-être, devant une madeleine, un croissant, un bol de cacahuètes ou un menu complet. Mais ce couvercle est aussi, il est d’abord, celui d’une bonne théière, d’une soupière ou d’un plat à choucroute ou à gratin.
Même trempés jusqu’aux os, combien d’entre nous auront bravé les éléments pour se placer dans les starting-blocks, faire partie des terrassiers privilégiés du 19 mai et contredire un autre poète en ne faisant pas, justement, « foin des bocks et de la limonade » mais en en consommant au contraire jusqu’à plus soif ? Ivresse de la quotidienneté retrouvée ! Griserie des rituels sociaux les plus anodins !
La première gorgée de bière, la première lampée de vin, la première bouchée du tout premier croissant dégusté sur un guéridon en faux marbre d’un troquet quelconque transmué en palais enchanté des Mille et un Jours (avec extinction des feux à vingt-et-une heures), la première assiette avalée en terrasse depuis des lustres : ces plaisirs simples, banals, triviaux, les voici, par le hasard des circonstances, revêtus d’une charge affective et symbolique sans précédent après des mois de privation.
Terrasser la tristesse, cacher sous une épaisse dalle martelée par les pieds de table l’abattement, le pessimisme, la peur des lendemains qui déchantent : tel est le programme.
Vivent les brèves de table en terrasse à défaut de brèves de comptoir et de babillages de zinc. Tournée générale pour le retour à la normale ! Santé ! À la bonne vôtre ! ■
Ancien élève de l’École normale supérieure et de Sciences Po Paris, David Brunat a été membre de plusieurs cabinets ministériels. Consultant associé chez LPM Communications, il est également écrivain. Auteur d’une dizaine d’ouvrages, il a notamment publié «Pamphlettres» (Plon, 2015), «Giovanni Falcone: Un seigneur de Sicile» (Les Belles Lettres, 2017) et «ENA Circus» (Éditions du Cerf, 2018).