Frédéric Rouvillois vient de donner à Figarovox, à propos de la réforme territoriale en projet, un long entretien et fort intéressant que nous publions in extenso.
Figarovox le présente ainsi :
« Frédéric Rouvillois est professeur de droit public et écrivain. Il a publié de nombreux ouvrages sur l’histoire des idées, notamment L’Invention du progrès, aux origines de la pensée totalitaire (CNRS Éditions, 2010), ainsi que des essais sur la politesse, le snobisme et les institutions, et plus récemment Une histoire des best-sellers (Flammarion, 2011). Son dernier livre Crime et utopie, une nouvelle enquête sur le nazisme, a été publié chez Flammarion. »
Nous ajouterons que Frédéric Rouvillois a donné de nombreux entretiens à l’Action française 2000, qu’il a participé à différents colloques organisés par l’Action française, ainsi qu’à plusieurs assemblées générales de Gens de France. Au cours de l’une d’entre elles, il s’est entretenu avec le prince Jean de France sur « l’action sociale des princes de France ». Le prince avait voulu y montrer que les rois de France, et à leur suite les princes de France jusqu’à aujourd’hui, ont toujours eu pour principal souci l’unité de la société française, qui passe par la solidarité de tous avec tous.
Globalement, la réflexion de Frédéric Rouvillois sur la régionalisation, notamment sur le projet gouvernemental actuel – qu’il qualifie d’ubuesque – éclaire la nôtre.
FIGAROVOX/ENTRETIEN – Pour l’historien Frédéric Rouvillois la réforme territoriale proposée par le président de la République est un charcutage aberrant qui ne tient compte d’aucune réalité historique. Il rappelle les enjeux de la décentralisation.
Figarovox: Vous avez écrit plusieurs ouvrages sur la «décentralisation à la française». La réforme annoncée par François Hollande vous parait-elle aller dans le bon sens?
Frédéric Rouvillois: Je suis effaré par cette réforme. D’abord, par sa faible utilité: soit on y va vraiment, soit on ne fait rien. Mais ce que je trouve particulièrement révoltant, c’est le degré d’abstraction de ce redécoupage. La lecture de la presse était à ce titre édifiante. Le Monde a titré «Le jour où François Hollande a redessiné la France», comme si ce que l’histoire a fait en des siècles et des siècles, M. François Hollande pouvait le défaire en un jour! Dans Le Monde aussi, on apprend qu’à 16h, la région Centre ne savait pas encore quelle allait être sa taille. Ce n’est pas un redécoupage tracé au fil des siècles, ni même pensé dans une stratégie idéologique, économique ou culturelle, mais une totale improvisation, un charcutage administratif tempéré de magouille électoraliste. On a le sentiment d’un puzzle fait à l’arraché, sans imagination, sans ambition: se contenter de coller des régions existantes, on peut faire ça en 5 minutes! Sans doute est-ce le fruit de cette nouvelle volonté «d’aller vite» pour simuler une capacité à prendre des décisions, comme si l’activisme était un gage d’efficacité!
Cette réforme traduit aussi une volonté frappante d’enfumage: en lançant dans le débat public un sujet brûlant, on fait oublier la défaite cuisante des européennes. A ce titre, la réforme territoriale consiste un sujet idéal de diversion, car tout le monde a un avis sur la question, de la taille des régions à leur nom. C’est la perspective du pain et des jeux: pour distraire la «populace» des vrais problèmes économiques et sociaux on lance un redécoupage ubuesque. Cela me parait caractéristique d’un système tyrannique.
« C’est la perspective du pain et des jeux : pour distraire la « populace » des vrais problèmes économiques et sociaux on lance un redécoupage ubuesque. Cela me parait caractéristique d’un système tyrannique. »
Surtout c’est quelque chose qui va toucher quotidiennement l’existence des gens, leur façon de vivre, sur un plan culturel, économique, industriel. On veut prendre pour modèle, de manière totalement artificielle, ce qui a été fait en Allemagne, en Italie et en Espagne, où les grandes régions correspondent à des réalités historiques très anciennes et très profondes. La Bavière n’a pas été dessinée sur un coin de table par Angela Merkel ! La Catalogne existe depuis 1000 ans! Tant qu’à faire, pourquoi ne pas couper la France en quatre Nord-Sud-Est-Ouest!
Avec cette réforme territoriale, Hollande qui a toujours ressemblé à Ubu, vient d’être sacré roi.
La France s’illustre par une forte centralisation. Quelles sont les racines historiques de ce rapport centre/périphérie?
Le rapport centre/périphérie s’inscrit dans une temporalité longue. Un certain type de centralisation, modérée et pratique, remonte à la reconstruction de l’état central à partir du XIIème et XIIème siècle et va se poursuivre sous les différents rois qui vont chercher à recentraliser le pouvoir et à le soustraire aux féodalités. Je suis en désaccord total avec la thèse de Tocqueville dans l’Ancien régime et la Révolution où il explique que la Révolution française ne fait qu’accompagner un processus de centralisation déjà entamé sous l’ancien Régime, et qu’au fond Robespierre serait l’héritier direct de Louis XIV, de même que les préfets seront considérés plus tard comme les héritiers des intendants de la monarchie.
En réalité la centralisation d’Ancien Régime reste limitée et relative, elle a un objectif essentiellement pratique: permettre à l’Etat souverain de fonctionner, éliminer des concurrences féodales trop dangereuses. A la fin de l’Ancien Régime il y a encore des dizaines de coutumes différentes qui s’appliquent aux quatre coins du pays, et on laisse beaucoup de pouvoir à la périphérie. A cette centralisation monarchique pratique s’oppose la centralisation jacobine, idéologique et révolutionnaire. Elle est axée sur une construction idéologique, celle de l’Etat nation, fondé sur la théorie du contrat social selon laquelle les individus interchangeables, sortis de l’Etat de nature confèrent l’ensemble de leurs droits à l’Etat central, et à lui seul. Dans cette vision révolutionnaire, il n’y a que deux réalités: l’individu et l’Etat central à qui les individus ont confié leur pouvoir. Tous les autres pouvoirs sont frappés d’illégitimité. Tout le reste n’existe pas, les corps intermédiaires n’ont aucune légitimité, ils ne peuvent être à la limite que les relais de l’Etat dans un système déconcentré. On est dans une perspective inverse à la théorie de la subsidiarité, défendue notamment par l’Eglise catholique et Saint Thomas d’Aquin.
« A la centralisation monarchique pratique s’oppose la centralisation jacobine, idéologique et révolutionnairen pour laquelle il n’y a que deux réalités : l’individu et l’Etat central à qui les individus ont confié leur pouvoir. »
Concrètement, comment se met en place l’uniformisation caractéristique de cette centralisation idéologique et révolutionnaire?
L’unité par l’uniformisation est le grand rêve de la Révolution française. D’abord, les révolutionnaires créent de toutes pièces l’idée d’un peuple, unique et abstrait, résultat du contrat social, là où, sous l’Ancien Régime le roi de France disait «mes peuples»: le peuple provençal, le peuple picard, le peuple normand, en faisant allusion à des réalités sociologiques, historiques et culturelles concrètes. Lorsque les révolutionnaires disent le peuple, ils construisent une réalité abstraite composée des citoyens qui ont le droit de vote (les femmes en sont donc exclues). Ensuite la langue: il faut qu’il y ait une coïncidence entre l’outil de communication et le peuple souverain. Il faut donc exterminer les patois, résidus du passé comme le propose l’Abbé Grégoire dans son Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française présenté à la Convention en 1794. Cela passe enfin par une structure administrative uniforme: les communes
« L’unité par l’uniformisation est le grand rêve de la Révolution française »
qui remplacent les anciennes paroisses et les départements créés ex nihilo sans aucune réalité historique qui suppriment les anciennes provinces d’Ancien Régime. On remplace des réalités anciennes par des abstractions nouvelles, pour faire oublier le passé. Cette uniformisation administrative s’accompagne d’une unification du droit: la Loi est sacralisée et vient supprimer les anciennes coutumes.
Alors que la centralisation d’Ancien Régime était modérée et relative et laissait place à une démocratie locale importante, la centralisation révolutionnaire et napoléonienne est absolutiste. Elle atteint son apogée avec Bonaparte qui conjugue la centralisation pratique à la centralisation idéologique pour aboutir à une centralisation totale, aboutie, extrêmement dure, celle des lois de l’an VIII, avec un système administratif pyramidal dominé par les préfets qui rendent compte directement au pouvoir central.
Faut-il vraiment considérer cette centralisation excessive comme un «mal français»? Ne faut-il pas plutôt y voir une chance qui a permis l’unité de notre pays et fait sa force?
La France de Louis XIV était-elle un petit pays sans perspectives et sans puissance? C’était pourtant un Etat beaucoup plus décentralisé que celui de Napoléon…
Certes. Mais à l’heure où la nation française est remise en cause par le haut par la construction européenne et la mondialisation, et par le bas par les revendications communautaristes et localistes, la décentralisation n’est-elle pas un moyen de plus de la fragiliser?
La décentralisation peut être éventuellement dangereuse dans un certain contexte politique qui est le nôtre. Peut-être faut-il réfléchir à l’inverse: si la France est tellement faible et inconsistante qu’il suffit d’une modification administrative pour la faire éclater, c’est que le problème est ailleurs. D’ailleurs, si la centralisation est très ancienne, la volonté de décentraliser l’est aussi. On n’a pas attendu les années 1980 pour mettre en place la décentralisation: sous la Restauration, tout un programme de décentralisation est pensé, notamment à droite chez les ultra-royalistes mais aussi chez les libéraux (Tocqueville, Constant, Guizot).
C’est étonnant d’ailleurs, car si la tradition décentralisatrice s’inscrit plutôt dans le cadre de la pensée de droite, elle a trouvé une réalisation effective sous un gouvernement de gauche, avec les lois Defferre de 1982…
En effet dans cette affaire, chaque camp joue le jeu du camp adverse et c’est souvent la gauche qui a détricoté la tradition républicaine dont elle se voulait l’héritière. Il ne faut pas sous-estimer le vieux fond maurassien de Mitterrand quand en 1982 il demande à Defferre de réaliser la décentralisation. Idem en 2003 lors de la réforme de Raffarin: je ne sais pas qui lui avait écrit ses discours, mais il y avait dedans des passages entiers repris textuellement de Maurras !
N’est-il pas trop tard pour revenir sur l’héritage de la Révolution? N’est-ce pas déconstruire un dernier repère que de vouloir déboulonner la tradition républicaine?
Effectivement, on pourrait dire qu’au bout d’un moment, la révolution s’est transformée en tradition, au moins en habitude. On l’a vu avec l’échec de la tentative de regroupement des deux départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin. Au court des siècles le découpage territorial de la France ne s’est pas fait par hasard, mais avec l’assentiment des populations: a fortiori dans un cadre démocratique si il y a bien une question sur laquelle il faut demander leur avis aux gens, c’est bien celle-là! C’est pourquoi le charcutage invraisemblable, entre la poire et le fromage, de François Hollande est à la fois inadmissible sur un plan démocratique, et au regard de l’histoire, aberrant. S’il ne passe pas par le référendum, c’est catastrophique.
« Au cours des siècles le découpage territorial de la France ne s’est pas fait par hasard, mais avec l’assentiment des populations. »
En ces temps de crise identitaire, l’identité locale peut-elle être une source d’enracinement plus forte que l’identité nationale, ou bien est-elle désuète?
Identité nationale et identité locale vont de pair. Maurice Barrès, autre inspirateur de la Vème République et maitre du général de Gaulle, parle de «petite patrie». Quand de Gaulle confie à Michel Debré dès 1945 le soin de réfléchir à la régionalisation, ou en 1969, quand il tente de la mettre en place, il est dans la perspective de la «petite» patrie, comme antichambre de la grande patrie. Le localisme est l’antichambre du patriotisme. La petite patrie ne peut pas vivre à elle toute seule. A l’inverse, si cette antichambre manque, la grande patrie finit par s’assécher, se scléroser, devenir ce monstre froid que décrivait Nietzsche, une abstraction. Or, on ne peut pas aimer une abstraction.
Le jacobinisme a une dimension messianique et internationaliste qui tue l’idée même de patrie charnelle: en définitive c’est une abstraction universelle qui veut s’étendre au monde entier, sans densité historique ou sentimentale. Le moyen de défendre la grande patrie, c’est de faire aimer les petites patries.
Faut-il aller pour autant jusqu’à la défense des langues régionales?
Je le crois. Il faut que les cultures, les histoires et les traditions régionales soient pris en compte.
N’y a-t-il pas des risques de sécessions, de fragmentation du territoire? On pense aux indépendantistes bretons par exemple…
L’argument inverse tient aussi: si on leur donne un peu de liberté, si on respecte leurs différences, cela permet de faire retomber la pression, tandis que si on les force à entrer dans un moule, ils auront tendance à se radicaliser. L’indépendantisme breton est beaucoup moins fort aujourd’hui, depuis les lois de 1982 et de 2003 sur la décentralisation, qu’il ne l’était auparavant. La décentralisation, loin de faire flamber les velléités indépendantistes, les éteint.
Iriez-vous jusqu’à prôner l’Etat fédéral?
Nul besoin d’aller jusque-là. La décentralisation actuelle, si elle était plus rationalisée et plus efficace, est largement suffisante.
Le problème de la décentralisation en France, c’est qu’on a l’impression que chaque nouveau gouvernement veut ajouter sa couche nouvelle, opposée ou différente à la couche précédente. Or, la décentralisation doit se concevoir sur le long-terme, et on est dans un système totalement court-termiste dans lequel les gouvernements cherchent à casser ce que leurs prédécesseurs ont fait pour apposer leur touche personnelle. On est entré après les lois Raffarin dans un système de perturbations où on ne sait plus où on va, on ne sait même pas si on parle de centralisation, de décentralisation, où le seul objectif affiché est la contrainte budgétaire.
D’accord sur l’ensemble des propos. Mais je pense que ce découpage imposé n’est nullement une fantaisie, il est nécessaire pour s’insérer dans la géopolitique de l’Europe fédérale à la germanique. Les républicains ne rêvent que de cette utopie d’Europe fédérale. Les chemins de fer nationaux sont privatisés au nom de l’europe, puis ces grandes régions vont devenir la courroie de transmission des ordres de Bruxelles. Alors la grande patrie va disparaître peu à peu. Adieu France, à moins de réagir et de mettre en place un nouveau régime souverain royal moderne et apprendre aux gens ce qu’est la vraie démocratie.
La flemme de revenir sur tous les paragraphes de cette interviouve qui me révulse, qui pense de prétendues identités régionales comme si l’Histoire, à tort ou à raison, s’était arrêtée au début du 19ème siècle…
La flemme de montrer combien les pouvoirs départementaux et régionaux sont à peu près égaux à zéro, les potentats locaux se contentant de distribuer avec jactance et inutilité des crédits directement versés par l’État ou que celui-ci autorise les collectivités locales à lever.
La flemme de m’élever contre la sacralisation des patois, idiomes et dialectes… La langue française est la seule qui vaille. Non aux folklores tutu-panpan, aïoli, farandole…
La flemme de voir que mes amis se réfugient dans un régionalisme qui ne peut à terme qu’aboutir à la dissociation de la Nation.
Décentraliser, c’est bien gentil quand il n’y a pas d’interrogation sur l’identité nationale, quand chacun est fier d’être français (et ne se pose pas même la question, tant c’est évident)…
Builly exagère. Les réflexions de Rouvillois et aussi Lafautearousseau (note de LJD) signalent les risques qui inquiètent Builly à juste titre. Luc et Catoneo ont dit la mème chose.
Le rempart ultime de notre identité c’est la France, le Français et toute notre culture.
C’est notre héritage, c’est notre Histoire dans notre présent. Ce sont nos racines et il ne faut pas s’en moquer. Si l’on pousse un peu loin le raisonnement de Builly, il y a un risque que la France elle-même soit réputée folklorique et obsolète.
Soyons donc conscients des risques d’une régionalisation inappropriée, dans le contexte actuel et dans le Système politique d’aujourd’hui, en France. Mais n’abandonnons pas le projet d’une France souveraine dans l’ensemble européen et hérissée de libertés locales et autres redevenues vivantes et légitimes.
C’est une utopie ? Oui. Mais si elle ne prend pas forme et vie un jour, je crains que ce soit aussi au tour de la France de disparaítre.
Ne renonçons pas à notre maximum. Sinon, les jeunes de ma génération seront réduits à un effrayant minimum.