Par Rémi Hugues.
Étude en 18 chapitres publiée en feuilleton dans JSF.
« L’Action française, qui, avec Maurras, est une incarnation nouvelle de l’esprit apollinien, par sa collusion avec le syndicalisme qui, avec Sorel, représente l’esprit dionysien, va pouvoir enfanter un nouveau grand siècle, une de ces réussites historiques qui, après elles, laissent le monde longtemps ébloui et comme fasciné. »[1]
C’est par ces mots imprégnés de la philosophie de Friedrich Nietzsche et quelque peu grandiloquents qu’Édouard Berth, connu également sous le pseudonyme de Jean Darville, dépeignait cette union des contraires – royalistes contre-révolutionnaires d’un côté et syndicalistes révolutionnaires de l’autre – qui apparut trois ans avant la Première Guerre mondiale et qui prit le nom de Cercle Proudhon.
Édouard Berth, le transcourant
Disciple du socialiste Geoges Sorel, Édouard Berth fut la principale prise de guerre de cette « petite société de pensée »[2] créée par des nationalistes, des amis de Charles Maurras, dans le but d’échanger avec des représentants du mouvement ouvrier sur les questions économiques et sociales.
Après avoir été guesdiste, Berth se positionna contre le socialisme parlementaire. En 1908, il écrit dans un livre intitulé Les Nouveaux Aspects du socialisme la chose suivante : « La démocratie se dit une et indivisible, elle est plus jalouse de tout pouvoir concurrent ou rival que ne le fut jamais l’ancienne monarchie. Car peu importe l’origine du pouvoir, héréditaire ou populaire ; et le droit divin, qu’il soit celui d’un seul ou de la multitude, reste toujours le droit divin ; on peut même dire qu’il est plus absolu, plus inflexible quand il est le droit divin de la multitude. »[3]
L’Action française ne pouvoir qu’apprécier son « culte des valeurs guerrières »[4] et sa défense de l’« élitisme ouvrier »[5]. On peut en outre lire dans Les Nouveaux Aspects du socialisme : « Il n’y a que deux noblesses, celle de l’épée et celle du travail »[6], ainsi que « le bourgeois libre penseur, démocrate, jacobin, franc-maçon, membre de la ʽʽLigue des droits de l’homme’’ est incapable de s’élever à une certaine hauteur de pensée ou de sentiment, l’idée sociale ne peut être que militaire ou ouvrière. »[7] Son apologie de la guerre s’appuie sur les mots de Proudhon, pour qui est « plus grand que nature »[8].
Cette manière de considérer la guerre crée une tension avec l’antimilitarisme prolétarien, qui est fortement ancré dans la philosophie du mouvement ouvrier. Berth en avait bien conscience, et pour conjurer cette tension il précisait que l’ouvrier est hostile non pas à la violence en soi, mais à l’armée gardienne des intérêts de l’ordre capitaliste. Or à ses yeux chaque ouvrier est potentiellement soldat au sein de l’armée des travailleurs en grève.
Contre l’humanitarisme, le pacifisme et l’égalitarisme de Rousseau, il convoque également Karl Marx, partageant sa philosophie « toute pénétrée de l’idée guerrière […], [qui] fait de la lutte des classes le moteur souverain de l’histoire »[9], bien qu’il ne se définisse pas comme marxiste.
De surcroît, la conception « berthienne » de la bourgeoisie n’était nullement incompatible avec le nationalisme intégral de Maurras. Toujours dans Les Nouveaux Aspects du socialisme, le bourgeois est qualifié de « déraciné »[10], de « cosmopolite pour qui il n’y a ni patries ni classes »[11] et de « marchand [qui] ne comprend rien à l’honneur… valeur non cotée à la Bourse »[12].
Deux autres socialistes de la Belle-Époque se rapprochèrent du nationalisme : Émile Janvion et Émile Pataud. Des points de convergence imperceptibles auparavant affleurèrent. ■ (À suivre)
[1]Cité par Georges Navet, « Le cercle Proudhon (1911-1914). Entre le syndicalisme révolutionnaire et l’Action française » in Mil neuf cent, n° 10, 1992, p. 62.
[2]Géraud Poumarède, « Le cercle Proudhon ou l’impossible synthèse » in Mil neuf cent, n° 12, 1994, p. 54.
[3]Cité par Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme (1885-1914), Paris, Seuil, 1978, p. 335.
[4]Zeev Sternhell, ibid., p. 344.
[5]Idem.
[6]Idem.
[7]Idem.
[8]Cité par ibid., p. 344.
[9]Jean Darville, « La monarchie et la classe ouvrière », Cahiers du Cercle Proudhon, mai-août 1912, cité par ibid., p. 396. Si l’on s’applique à établir une généalogie de l’idée selon laquelle la guerre est le moteur de l’Histoire on « tombe » sur le comte Henri de Boulainvilliers, qui vécut au XVIIIème siècle. Il exposa cette vision dans Mémoire pour la noblesse de France contre les Pairs et Lettre sur les anciens parlemens qu’on appelle États Généraux. Cf. Pierre de Meuse, Idées et doctrines de la Contre-révolution, Poitiers, DMM, 2019, p. 142-143.
[10]Cité par ibid., p. 346.
[11]Idem.
[12]Idem.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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