Par Rémi Hugues.
Étude en 18 chapitres publiée en feuilleton dans JSF.
L’agora des antimodernes
Contrairement à ce qu’affirme Zeev Sternhell le Cercle Proudhon n’est pas une préfiguration du fascisme, ni même, selon la thèse de Géraud Poumarède, qui prétend percer sa « vocation secrète », une « machine à convertir les syndicalistes à la monarchie »[1]. Cette coterie, qui dans une certaine mesure annonçait l’unité des diverses forces politiques que connut la France en 1914 au moment de l’Union sacrée, consistait à ouvrir un espace de dialogue pour deux familles aux vues a priori antagoniques.
Le cours des choses avait évolué de telle sorte qu’un constat partagé émergea, conduisant chaque camp à tendre la main vers l’autre, à signer au fond un pacte de non-agression, étant posé que l’ennemi à abattre prioritairement était la République, la démocratie, le libéralisme, c’est-à-dire l’héritage de 1789 cristallisé dans un régime politique honni ainsi que dans un dogme nouveau appelé morale des droits de l’homme.
Si l’expérience fit long feu – les réunions et la publication des Cahiers du Cercle Proudhon s’arrêtèrent en 1914, avec l’entrée en guerre –, elle marqua nombre de grands esprits de la jeune génération de l’époque : notamment Henri Massis (Photo, à droite), Henri Lagrange (Photo, à gauche) et Georges Bernanos.
Dans Maurras et notre temps, Massis écrit que le temps de sa jeunesse, « c’était aussi les discussions passionnées du Cercle Proudhon, où, à l’appel d’Henri Lagrange, ce jeune prodige, et la main dans la main des ouvriers, on décidait de courir ensemble sus aux conservateurs, à l’Action libérale du pantouflard M. Piou, à la Ligue des Patrouillottes, car tous, étudiants et jeunes ouvriers, se rejoignaient dans une même aversion pour les mous, les enrichis, les nantis »[2].
Henri Lagrange, justement, laissa ce témoignage : « Malgré l’industrie des intellectuels, des traîtres et des politiciens, malgré la vigilance intéressée et la sévère surveillance exercée par tous les fonctionnaires et par tous les mercenaires de la Ploutocratie internationale, des citoyens français, nationalistes et syndicalistes, franchirent les barrages policiers, et, se rejoignirent, connurent qu’ils étaient de même chair et de même langue, et pareillement ennemis des utopies démocratiques et de la tyrannie capitaliste. De cette rencontre naquit le Cercle Proudhon. »[3]
Enfin, Georges Bernanos dans Les grands cimetières sur la lune : « Nous n’étions pas des gens de droite. Le cercle d’études sociales que nous avions fondé portait le nom de Cercle Proudhon, affichant ce patronage scandaleux. Nous formions des vœux pour le syndicalisme naissant. Nous préférions courir les chances d’une révolution ouvrière, que compromettre la monarchie avec une classe demeurée, depuis un siècle, parfaitement étrangère à la tradition des aïeux. »[4]
Par le truchement de la figure de Pierre-Joseph Proudhon, cet écrivain autodidacte franc-comtois que méprisait Karl Marx, le national et le social étaient réconciliés. L’auteur du livre Qu’est-ce que la propriété ? était convoqué par les partisans du nationalisme intégral qui tenaient à montrer aux socialistes révolutionnaires, en rupture avec l’aile modérée de leur mouvance (les démocrates et réformistes), qu’à leurs yeux aussi les œuvres de Jacques Turgot (Portrait ci-contre), Nicolas de Condorcet, Benjamin Constant et Frédéric Bastiat étaient à ranger dans la catégorie des billevesées. Face au matérialisme et au cosmopolitisme, qui caractérisent autant le libéralisme que le communisme, Proudhon est érigé en symbole et modèle du socialisme fidèle à ses origines, à la fois national et syndical, enraciné et incorruptible. ■ (À suivre).
[1]Géraud Poumarède, op. cit., p. 78.
[2]Cité par ibid., p. 52.
[3]Cité par ibid., p. 65.
[4]Cité par ibid, p. 83.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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