Par Rémi Hugues.
Étude en 18 chapitres publiée en feuilleton dans JSF.
En clôture du Congrès de Lille, le socialiste Jules Guesde prononça ces mots : « La guerre ou la révolution : tel est le dilemme qui se pose inéluctablement au monde moderne »[1] Parce que la modernité suscite le rejet des peuples, elle favorise la révolution, qui vise à anéantir son déploiement. Les élites démocratiques, face à cette situation de contestation permanente, n’ont comme alternative que de provoquer des guerres.
La révolution relève de la violence verticale alors que celles-ci consistent en une violence horizontale. Masses contre masses de pays différents plutôt qu’élite contre masses à l’intérieur de chaque : telle est l’option prise par nécessité par les dirigeants politiques modernes. Le problème qui se pose à eux n’est donc pas lié à la dialectique gauche / droite, laquelle est là pour masquer la vraie dialectique, masses / élites.
Les « droites » n’ont donc pas aidé de façon décisive le régime républicain à se conserver, mais la mobilisation de l’été 1914, dont l’unanimité qui en caractérisa la nature, admise par tous, souligne que cette mobilisation ne fut ni de gauche ni de droite mais française. Une telle problématique, comme le met en évidence Sternhell dans le passage qui suit, n’a pas été étrangère aux réflexions des leaders du mouvement ouvrier avant 1914 :
« [L]e libéralisme entre en conflit non seulement avec cette expression parfaite de la solidarité organique qu’est le nationalisme, mais aussi avec la démocratie. Car, très vite, il s’avère que la démocratisation de la vie politique implique la mobilisation des masses et leur intégration : le suffrage universel, l’instruction obligatoire, le service militaire sont autant de piliers de la démocratie jacobine, mais ils sont en même temps des facteurs essentiels de la nationalisation de la société française. Ils sont aussi autant de facteurs qui jouent contre le marxisme. En effet, l’école du peuple, l’instruction gratuite, la politique en régime démocratique, toutes ces innovations provoquent l’apparition d’un phénomène totalement imprévu qui désoriente les militants socialistes les plus clairvoyants et les plus attachés à l’orthodoxie. Voilà qu’au lieu d’accéder à la conscience de classe les masses urbaines se trouvent engagées dans un processus d’intégration sociale, de nationalisation favorisé et accéléré justement par ces victoires sur les privilèges. C’est ainsi qu’éclate au grand jour le conflit entre démocratie et socialisme : la mobilisation du prolétariat, en août 1914, apportera la preuve que la nationalisation des masses avait été beaucoup plus rapide et beaucoup plus profonde que leur socialisation. La grande ruée vers la gare de l’Est fut le résultat tangible d’un demi-siècle de démocratisation de la société française.
Dans les années 1900, à l’issue de l’échec de l’opération dreyfusienne, l’extrême-gauche non conformiste en avait déjà conclu que, pour sauver le socialisme, il est capital de casser la démocratie libérale, son idéologie, ses courroies de transmission et ses institutions. Tel est le sens des affrontements qui opposeront les ʽʽgauchistes’’ de l’époque, Sorel, Berth, Hervé, Lagardelle, Janvion, à l’ensemble du socialisme français, telle est également la signification des alliances qui se noueront à cette époque et qui déboucheront sur le Cercle Proudhon »[2].
Une partie des socialistes fait sécession d’avec la république démocratique, qu’ils voient désormais d’un œil nouveau : elle est l’émanation de la dynamique du Capital. Il n’y a donc qu’une chose à faire : l’abattre. Cette ligne ferme de refus des règles démocratiques est discutée puis validée en avril 1907, durant le colloque international des socialistes non conformistes, qui se tient à Paris et auquel participent les susnommés Berth, Hervé, Lagardelle (Photo), Janvion et Sorel. ■ (À suivre).
[1] Le Réveil du Nord, 24 juillet 1896, cité par Claude Villard, op. cit., p. 207.
[2] Zeev Sternhell, op. cit., p. 25-6.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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