Par Sébastien Lapaque.
Cet article [Le Figaro – 23.07] érudit, roboratif et non-conformiste, à la manière de Lapaque, évoque le scénariste et dialoguiste le plus célèbre du cinéma français. Taxé de « collabo » par une partie de la gauche, il était avant tout un « anar » séduit par le style et la désinvolture de la droite littéraire. Avec Lapaque, quelques grands noms des lettres et des arts ne sont jamais très loin. C’est à lire, bien-sûr. JSF
Afin qu’il n’y ait rien à dire pour le fair-play, commençons par donner la parole à la partie adverse. Dans L’anarchisme de droite ou du mépris considéré comme une morale, le tout assorti de réflexions plus générales (Grasset, 1985), un essai de délicieuse mauvaise foi, Pascal Ory prend très au sérieux Michel Audiard, ses rêves de féodalité en plein âge démocratique, son jaspinage de café du commerce, son mépris pour le « fric », les « gonzesses », les « cons » et la « social-démocratie ». Mais c’est, hélas, pour conclure à sa ringardise, à sa nocivité.
Depuis la sortie des Tontons Flingueurs, le 27 novembre 1963, un film de Georges Lautner orné de dialogues signés Michel Audiard, les « zonnêtes » gens vont ainsi, annonçant année après année la disparition prochaine de l’auteur de Méfiez-vous des blondes (Fleuve noir, 1950) dans les poubelles de l’histoire. Et depuis ce temps-là, c’est l’inverse qui se produit. Trente-six ans après la mort de Michel Audiard, le club de ses admirateurs ne cesse de s’étoffer, d’abord et surtout du côté des gens qui n’étaient pas de sa paroisse. Avis aux artistes aujourd’hui tricards à Télérama, aux Inrockuptibles et à France Inter: ils finiront en vedettes posthumes.
Né le 15 mai 1920, 2, rue Brézin, dans le XIV arrondissement de Paris, Michel Audiard aurait eu cent ans l’année dernière. Dans le quartier du Petit-Montrouge évoqué avec une infinie délicatesse par Henri Calet dans Le Tout sur le Tout (Gallimard, 1948), l’homme qui a eu le don de faire parler Jean Gabin, Lino Ventura et Jean-Paul Belmondo comme des Grands Seigneurs est depuis 1994 honoré d’une place. Mais son centenaire n’a pas été inscrit au titre des célébrations nationales par les Grandes Têtes molles du ministère de la Culture chargées de veiller aux bonnes mœurs mémorielles. On aurait jasé dans les gazettes bien-pensantes, publié des révélations fracassantes établissant que pendant «les années terribles, sous l’Occup’», le dialoguiste de La Métamorphose des cloportes (Pierre Granier-Deferre, 1965), d’Archimède le clochard (Gilles Grangier, 1959) et de la Grande sauterelle (Georges Lautner, 1967) avait bricolé du côté obscur de la force. Il y a quatre ans, Le Monde présentait ainsi Michel Audiard comme un «collabo impénitent» après l’exhumation par Franck Lhomeau, fondateur des éditions Joseph K et rédacteur en chef de la revue Temps noir, d’écrits de jeunesse aux relents antisémites.
Collabo ou anti-Boches ?
Affrontons la corne acérée du taureau et considérons le mépris canaille du jeune Audiard pour les Juifs. Rappelons pour commencer que ce mépris ne fait pas de lui un partisan de la «victoire de l’Allemagne» (Pierre Laval, 22 juin 1942). Les Boches, l’auteur du P’tit cheval de retour (Julliard, 1975) ne pouvait pas les blairer. Des malotrus entrés chez nous sans qu’on les y eût invités. Leur vert-de-gris tranchait avec la délicatesse du bleu des soirs d’Île-de-France. Cette germanophobie ne prouve certes rien. Comme l’a établi l’historien israélien Simon Epstein dans Un paradoxe français (Albin Michel, 2008), on a vu des antiracistes dans la Collaboration et des antisémites dans la Résistance. Comme beaucoup de gens de sa génération et de son milieu, Michel Audiard a professé un antisémitisme d’argumentation politique et économique, une sous-critique du capitalisme qui faisait des Juifs les maîtres de la Banque. Un préjugé grossier cependant très éloigné de la doctrine scientifique, raciste et antijudaïque qui perdure aujourd’hui sous les visages variés de l’antisionisme et du nouvel antisémitisme apparu à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle dans les banlieues et diverses formations de la gauche radicale et citoyenniste sans que cela trouble les fins limiers du Monde et de Mediapart.
Antisémite, Michel Audiard ne le fut ni plus ni moins qu’Hergé, Maurice Blanchot ou Georges Simenon. Après-guerre, tous ont su s’affranchir de cette erreur de jugement dont ils avaient mesuré les responsabilités historiques. On ne va quand même pas faire semblant de le découvrir soixante-quinze ans plus tard. Dans L’anarchisme de droite, l’exaspération railleuse de Pascal Ory à propos du «cas Audiard» ne tombait pas du ciel. Elle faisait suite à ses travaux d’historien et à son livre Les Collaborateurs (1940-1945), dont la version revue et corrigée publiée au Seuil en 1980, rappelait que Michel Audiard, comme telle actrice de cinéma, tel écrivain à la mode ou tel dirigeant sportif, avait eu l’art de faire oublier sa confusion idéologique passée. Ce qui n’a jamais dupé ceux qui avaient des yeux pour voir et des oreilles pour entendre.
L’esprit de droite
L’antigaullisme constant, public et assuré du dialoguiste entré dans la carrière avec Mission à Tanger (André Hunebelle, 1949) n’a jamais laissé croire à personne qu’il était sur les Champs-Élysées le 26 août 1944 pour acclamer le «Grand Dudulle» et «les clochards épiques de Leclerc» célébrés par Malraux. Michel Audiard regardait l’épopée de la France Libre et de la Résistance pour une blague dont il se moque abondamment dans son film Vive la France (1974), aussi sauvage et méchant par instants que Les Beaux Draps de Louis-Ferdinand Céline.
Du coffre à toxiques, ressortons le livre écrit en marge de ce documentaire, publié chez Julliard dans la collection «Idée fixe» dirigée par Jacques Chancel. Vive la France est un libelle bête et méchant façon Hara-Kiri auquel l’antigaullisme sert de basse continue. «Je ne voudrais pas rallumer les pétards éteints, mais je suis bien obligé de noter qu’à l’époque où le futur Géant des Lettres se faisait une “certaine idée de la France”, les vrais écrivains s’en faisaient une autre. Céline, Giono, La Varende, Morand, Aymé, Anouilh n’ont pas jugé urgent de prendre le maquis. Peut-être a-t-on eu tort de soupçonner un esprit de partisan dans ce qui n’était, sans doute, qu’une intuition d’hommes de lettres subodorant l’abus de confiance?…»
Avertissement à ceux qui confondent la littérature policière et la police de la littérature : sur l’Occupation et Michel Audiard, le numéro de la revue Temps Noir paru en 2017 ne nous a rien appris que nous ne sachions déjà. Quelques pages de Vive la France publiées à Paris sous Georges Pompidou nous avaient fait deviner que le scénariste d’Un taxi pour Tobrouk (Denys de La Patellière, 1961) n’était ni à Koufra ni à Bir Hakeim ; quelques autres feuillets auraient probablement justifié un autodafé. Cette citation, par exemple: « Il y a trois méthodes traditionnellement françaises pour ruiner une affaire qui marche: les femmes, le jeu et les technocrates. Les femmes, c’est le plus marrant, le jeu c’est le plus rapide…, le technocrate c’est le plus sûr! ».
Chrétien et anticlérical
Comme le Mexicain dans Les Tontons Flingueurs, Michel Audiard avait «l’esprit de droite». Mais ce qu’il affectionnait dans la droite, ce n’est pas la défense des coffres-forts. «Ce qui me séduit dans la droite, ce sont ses écrivains. Montherlant, Morand, Giono, Jacques Perret et Marcel Aymé. Je suis toujours attiré par la déconnante, et la droite déconne. Les hurluberlus, les mabouls, on ne les trouve qu’à droite. La droite est braque, il ne faut jamais l’oublier. À gauche, c’est du sérieux. Ils pensent ce qu’ils disent et, c’est le moins qu’on puisse dire, ils ne sont pas très indulgents avec les idées des autres. Je n’ai jamais entendu Marcel Aymé porter des jugements sur le reste de l’humanité, ni demander des sanctions ou des châtiments.»
De droite, Giono? N’importe. Ce qui compte, chez Audiard, c’est l’élan, l’allure, la désinvolture souveraine. Trois décennies après la fin de la guerre froide, on a oublié à quel point fut difficile la guérilla joyeuse des anarchistes de droite contre les «longues figures» du sartrisme et les «gauchistes lorgnant vers Gallimard» au cœur d’années 1960 parfois bien pesantes.
Et Dieu dans tout ça? L’ancien enfant de chœur de l’église Saint-Pierre-de-Montrouge qui avait appris à picoler en sifflant les burettes dans la sacristie en a souvent parlé avec drôlerie. Chez lui, l’anticléricalisme n’empêchait pas la religion. «La foi du charbonnier! Je crois sans barguigner à la Sainte-Trinité, à la résurrection de la chair et à la vie éternelle. Aucun point ne me paraît obscur, aucun mystère ne m’intrigue. Toute argutie me paraît même assez suspecte, voire malséante.» Après la mort de son fils François, tué dans un accident de voiture le 19 janvier 1975, Michel Audiard était cependant très fâché avec le Père éternel. Cette tragédie a inspiré La nuit, le jour et toutes les autres nuits (Denoël, 1978), son chef-d’œuvre, mais ne l’a plus jamais laissé dormir en paix. «Je ne joue plus… à rien… depuis qu’une auto jaune a percuté une pile de pont sur l’autoroute du Sud et qu’un petit garçon est mort». Né de père inconnu et d’une mère disparue sans laisser d’adresse, le scénariste s’est senti abandonné une deuxième fois.
Fini de rire. La gouaille du tonton flingueur a cédé la place au deuil du titi flingué. ■