Par Aristide Renou.
Par profond mépris pour le gouvernement du peuple, les juges et administrateurs – ces sachants à la tête de l’État de droit – ont accaparé la définition des politiques publiques, en dépit des principes les plus élémentaires de la démocratie.
« En matière de lutte contre l’immigration ou le terrorisme, les “sages” du Conseil d’État et constitutionnel ont toujours défendu une vision maximaliste de la liberté individuelle. On constatera qu’en matière sanitaire, en parfaite incohérence, c’est l’inverse. L’occasion de rappeler que ce que l’on appelle “État de droit” et que les démocraties libérales occidentales sacralisent volontiers repose sur les interprétations à géométrie variable de juges administratifs irresponsables devant le peuple. »
Cette observation, que je trouve sous la plume d’Alexandre Devecchio, est factuellement exacte, aussi bien pour ce qui concerne la jurisprudence de nos « hautes cours » que pour ce qui concerne la notion d’État de droit telle qu’elle est aujourd’hui employée. En revanche, il n’est pas certain qu’il y ait incohérence lorsque nos juges se montrent un jour maximalistes en matière de libertés individuelles et le lendemain minimalistes, selon qu’il s’agisse d’immigration ou de politique sanitaire.
L’erreur est de croire que, pour les membres du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel (ou de n’importe quelle « cour suprême », qu’elle soit nationale ou européenne), les libertés individuelles pourraient avoir un contenu substantiel, qu’elles pourraient être un ensemble de normes objectives et immuables qu’il s’agirait simplement d’essayer de concilier entre elles. Elles ne pourraient avoir un tel contenu que si elles étaient considérées comme des normes de droit naturel, ou a minima comme des transcriptions positives de normes de droit naturel. Une telle conception est, par exemple, énoncée très clairement dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ou bien dans la Déclaration d’indépendance américaine. Les droits civils et politiques qui sont mentionnés dans la DDHC (comme la liberté de parole ou la légalité des peines) peuvent se déduire presque géométriquement des « droits naturels et imprescriptibles de l’homme » qui sont rappelés à l’article deux.
Mais il y a belle lurette que la notion de droit naturel n’est plus prise au sérieux dans les facultés de droit – sauf très rare exception –, pour ne pas dire qu’elle est l’objet d’un mépris presque universel parmi les juristes les plus éminents, et assurément parmi ceux qui peuplent nos cours suprêmes. Dès lors, les libertés publiques ne sont rien d’autre que ce que les juges décideront qu’elles sont à un moment ou l’autre : « ipse dixit » pourrait être leur devise ; et l’État de droit, dont on nous ramone incessamment le conduit et dont certains se servent comme d’un gourdin pour taper à bras raccourci sur les pays d’Europe de l’Est qui refusent l’ordre européen, n’est en vérité rien d’autre que l’État actuel du droit que l’on tente sans vergogne de faire passer pour intouchable.
Le mépris pour le gouvernement du peuple paraît être la racine commune d’où partent, dans des directions parfois opposées, les principaux rameaux de la jurisprudence de nos cours suprêmes
D’un point de vue purement logique, il n’y a donc pas vraiment incohérence de jurisprudence puisque, de toute façon, celle-ci est fondamentalement arbitraire. Va-t-on reprocher à un homme de se conduire de manière incohérente parce qu’un jour il veut des légumes à l’eau pour son déjeuner et le lendemain une entrecôte bien saignante ? Il suit ses envies changeantes, tout simplement. Toutefois, il me semble que, à la différence de l’homme qui varie chaque jour ses menus, on peut discerner la persistance d’un même motif derrière les décisions apparemment changeantes de nos cours suprêmes.
Le grand Alexis de Tocqueville paraît être le meilleur guide sur ce point. Dans le premier tome de De la démocratie en Amérique, il fait la remarque suivante :
« Les connaissances spéciales que les légistes acquièrent en étudiant la loi leur assurent un rang à part dans la société ; ils forment une sorte de classe privilégiée parmi les intelligences. Ils retrouvent chaque jour l’idée de cette supériorité dans l’exercice de leur profession ; ils sont les maîtres d’une science nécessaire, dont la connaissance n’est point répandue ; ils servent d’arbitre entre les citoyens, et l’habitude de diriger vers le but les passions aveugles des plaideurs leur donne un certain mépris pour le jugement de la foule. Ajoutez à cela qu’ils forment naturellement un corps. Ce n’est pas qu’ils s’entendent entre eux et se dirigent de concert vers un même point ; mais la communauté des études et l’unité des méthodes lient leurs esprits les uns aux autres, comme l’intérêt pourrait unir leurs volontés. On retrouve donc cachée au fond de l’âme des légistes une partie des goûts et des habitudes de l’aristocratie. Ils ont comme elle un penchant instinctif pour l’ordre, un amour naturel des formes ; ainsi qu’elle, ils conçoivent un grand dégoût pour les actions de la multitude et méprisent secrètement le gouvernement du peuple. »
Effectivement, le mépris pour le gouvernement du peuple paraît être la racine commune d’où partent, dans des directions parfois opposées, les principaux rameaux de la jurisprudence de nos cours suprêmes.
Dans le cas de l’immigration et du terrorisme, cela est particulièrement net, puisque les jurisprudences successives vont directement à l’encontre des demandes populaires exprimées avec une très grande constance : le peuple, dans son immense majorité, voudrait moins d’immigration et plus de protection, contre le terrorisme et contre la criminalité. Avec une constance non moins grande, nos cours suprêmes lui ont répondu : compte là-dessus et bois de l’eau !
Dans le cas de la politique sanitaire, la population semble plus divisée, puisqu’une partie substantielle d’entre elle se réjouit des mesures de restriction. Mais la position prise par les robins repose sur le même principe qu’en matière d’immigration ou de criminalité : les politiques publiques ne doivent pas dépendre de l’opinion publique, elles doivent être le fait des experts, de ceux qui savent mieux que la vile populace ce qui est bon pour elle.
Toute la jurisprudence en matière d’immigration et de lutte contre la criminalité a eu pour effet de transférer la définition de ces politiques publiques des mains des représentants de la nation à celles des administrateurs et des juges
Le passe sanitaire, et d’une manière générale à peu près toutes les mesures sanitaires, sont une expression presque chimiquement pure de la technocratie, de l’aristocratie des « sachants » à laquelle les juristes se sentent appartenir, et c’est pourquoi ces décisions leur agréent et reçoivent leur assentiment, à quelques réserves près qui peuvent s’interpréter comme une manière de rappeler qui, au bout du compte, est réellement le maître. De la même manière, toute la jurisprudence en matière d’immigration et de lutte contre la criminalité a eu pour effet de transférer la définition de ces politiques publiques des mains des représentants de la nation à celles des administrateurs et des juges, de faire de décisions politiques des décisions technocratiques.
En vérité, nos cours suprêmes n’invoquent les « droits de l’homme » que pour pouvoir piétiner consciencieusement celui qui, dans la conception classique de ces droits, est le premier et le plus fondamental d’entre eux : consentir à la loi qui vous gouverne. Tel est, me semble-t-il, le motif pas si secret qui unit leurs décisions apparemment divergentes. Dans un passé pas si lointain, ce genre d’usurpation se finissait habituellement soit par un lit de justice, dans le meilleur des cas, soit par un écorchement, dans le pire. Je doute que nos modernes légistes – très savants dans leur art mais le plus souvent très ignorants dans tout le reste – aient entendu parler du jugement de Cambyse. Ou alors, s’ils en ont entendu parler, sans doute pensent-ils qu’ils sont désormais à l’abri de ce genre de choses et que les forces politiques primordiales ont définitivement été domestiquées par le prestige de la robe herminée et de la toque en soie. Personnellement, je ne parierai pas là-dessus. ■
Article précédemment paru dans L’Incorrect du 27.07.2021.
Des textes très généraux, qui peuvent être interprétés de diverses façons, justifient l’interprétation arbitraire de ces cours. Et en effet elles censurent des décisions voulues par le peuple. Notamment en matière d’immigration. Elles sont un instrument du nouvel ordre mondial. Remarquez qu’elles ne sont jamais moquées ni attaquées dans la presse. La révérence pour ces fonctionnaires médiocres que sont les juges est signe que l’oligarchie est satisfaite de leur travail. La réforme du système juridictionnel et l’interdiction d’invoquer des textes qui ne sont que des déclarations de principe devraient être des priorités pour un prince national.