Lundi, 2 août
PREMIÈRE PARTIE
I
Une trentaine de mètres de Jardin, derrière une grille de fer, isolaient, de l’avenue de Tourville, l’hôtel d’Auersfurt devenu célèbre, dans les mondanités des journaux, depuis un peu plus de deux ans, par ses réceptions et ses soirées de musique et de littérature. Et ce jardin, planté de beaux platanes et de quelques peupliers, avait à peu près la même étendue en arrière de cette demeure. C’était un édifice à deux étages, avec des combles à la Mansart, dont le rez-de-chaussée un peu en retrait entre deux ailes latérales, était haussé sur un perron à double escalier d’environ un mètre cinquante, par lequel on y avait accès.
Le grand seigneur allemand qui était le possesseur de cet hôtel, le comte Gérard d’Auersfurt, avait dû le récent succès des fêtes qu’il y donnait à la séduisante beauté et à l’intelligence intuitive de sa jeune femme, naturellement, mais aussi à l’espèce de zone neutre que constituaient ses salons. L’aristocratie, le monde des grandes affaires, celui de la politique pouvaient y mêler leurs contingents, puisqu’il était lui-même de vieille noblesse allemande, qu on le savait adonné à de vastes affaires et qu’étranger à tous les partis, il n’en était aucun dont il épousât les passions.
« — Il est de vieille noblesse souabe. Je le sais pertinemment », disait la pétulante marquise à la comtesse un peu inquiète de se trouver chez ce nabab germanique.
« — Il fait des affairés colossales », con fiait l’agent de change à son ami le maître de forges.
« — Il est d’un socialisme à t’effrayer toi-même », affirmait le ministre radical à son ami le député unifié. « Je parierais qu’il subventionne la Social-démocratie. »
« — Et il vous sert un champagne… ah ! mon ami !… » concluait, en claquant de la langue, le député unifié.
Et Gérard, riant d’un gros rire amusé, quand on attirait son attention sur ce mélange de ses invités, répondait : « Mais j’aime tant me donner des échantillons de toute la France ! de la belle France !… Et puis quoi ? Je vous fais de l’union nationale »
Et il riait. Ce matin-là, le matin du 1er août 1914, on ne pouvait guère constater d’autre animation, dans l’hôtel de l’avenue de Tourville, que celle des moineaux pépiant dans les allées du jardin et celle au frisson alangui des feuillages, sous la brise encore fraîche quoi qu’il fût déjà dix heures et demie. Cependant, des rideaux furent tirés derrière le haut et large vitrage du salon qui était de plain-pied avec le perron. Et la silhouette de Huguette d’Auersfurt s’y dessina, à côté de celle d’une femme de chambre qui l’accompagnait.
Il n’y avait peut-être pas à Paris, à cette heure où il y avait encore tant de femmes heureuses, de femme qui se sentit plus heureuse que Huguette d’Auersfurt. Blonde et d’une fraîcheur de fleur radieuse, son beau visage harmonieusement modelé respirait le contentement de soi et l’ardeur de vivre. À peine un peu de bistre violacé sous ses paupières rappelait sa récente maternité. Ses relevailles dataient de trois semaines. Exempt de cette maigreur ascétique, mise en si grande vogue par les couturiers que l’on pourrait appeler les cubistes de la mode, son corps élancé et sinueux à la fois révélait la grâce d’une structure bien proportionnée et l’éclat d’une bonne santé, dans la mousseline de soie légère et fleurie dont il était vêtu. Une fine lumière de carmin adouci baignait, pour ainsi dire, ses longs doigts qui prenaient, des mains de sa femme de chambre, des branches de roses, une tige de lys, une touffe d’œillets safranés ou d’un mauve meurtri, pour en marier les parfums et en assortir les nuances dans les vases de son salon. Elle garda une poignée de ses fleurs, qu’elle approcha de son visage. Et les narines frémissantes, les paupières baissées, tout le corps tendu brusquement par un spasme voluptueux, elle dit :
« — Hum ! que j’aime ces senteurs violentes ! On respire comme de l’essence de joie ! »
Et la femme de chambre, attentive, à saisir toute occasion de flatter sa maîtresse, émit cette remarque :
« — C’est donc une chance pour madame que M. le comte est docteur-chimiste et très savant dans la parfumerie.
— Oui, Anna. Mais savez-vous qu’il tient à ce que vous parliez le français correctement. Il ne faut pas dire que M. le comte est docteur-chimiste, mais que M. le comte soit docteur-chimiste. Ce n’est pas l’indicatif, ici ; c’est le subjonctif… »
— Je remercie bien madame. Que M. le comte soit docteur-chimiste. Pas l’indicatif : le subjonctif. »
— Non. Cette branche d’orchidées. C’est ça.
— Oh ! comme ça, c’est joli !… C’est un grand plaisir de regarder madame pour mon enseignement !
— Oui ?… hé bien ! Vous auriez dû dire instruction, au lieu de enseignement.
— Pour mon instruction », répéta-t- elle. « Je suis contente quand madame me corrige mon français. On nous recommande toujours de bien écouter les maîtres, à notre Verein… Oh !… Je demande pardon à madame ! À notre Association des Domestiques, je veux dire.
— Elle a raison, votre Verein ». Huguette contempla son œuvre. « Oui, c’est joli, comme vous dites, Anna. Maintenant, vous avez l’emballage de mes chapeaux.
— Bien, madame. »
Cette grande fille allemande, plus haute d’un demi-pouce que sa maîtresse, charpentée comme pour porter la cuirasse, s’éloigna, en répétant à mi-voix, pour ne pas perdre le profit des remarques de la comtesse sur ses… fautes de français : « Mon instruction, au lieu de mon enseignement. Que M. le comte soit docteur-chimiste. » En haut de l’escalier, elle suivit, un moment, la galerie circulaire établie autour du centre du salon et disparut par une porte, vers la lingerie.
En la lui donnant pour la servir, le comte d’Auersfurt avait dit à Huguette :
« Je ferai compléter ses leçons de français, pour qu’elle le prononce sans accent. Je ne veux pas que rien vous choque dans le personnel de la maison. » Même dans ce petit détail que lui remettait en mémoire l’application d’Anna à se corriger, Huguette admirait, une fois de plus, le zèle de son mari à la combler de ses attentions.
Ses regards parcoururent ce salon où elle était la somptuosité de son ameublement, la terrasse dans l’ombre lumineuse de la véranda, les platanes et les peupliers à peine frissonnant du jardin qui isolait l’hôtel des rumeurs avoisinantes. Et elle éprouva une sensation si pleine de profond bien-être et d’absolue sécurité qu’elle eut le cœur pénétré de tendresse pour l’homme à qui elle en était redevable.
II
Huguette se jeta dans un amoncellement de coussins, sur un large divan, et son désœuvrement ouvrit carrière à sa rêverie qui s’attacha aux meubles anciens, aux tableaux de vieux maîtres, aux tentures légères, fleuries et diaphanes, aux corolles de cristal de l’électricité, épanouies sur leurs tiges de cuivre doré, au tapis, de couleurs ardentes mais comme assourdies, à tout le luxe choisi qui entretenait toujours vive en elle l’impression de son opulence. Et, comme si elle eût été transportée, tout à coup, sur une eau lente, entre d’épais halliers, sa pensée contempla les images successives de son passé encore peu étendu, s’attardait à l’une puis à une autre. Et tout son être jeune baignait dans une béatitude.
Elle se voyait, avec son père, Ferdinand Guérin, chef de bureau au Crédit Métallurgique Français, dans leur appartement de la rue Vineuse, à Passy, les dimanches de congé, alors qu’elle était élève du lycée Georges-Sand, installé dans un ancien couvent des Dominicaines de la rue Michel-Ange. Interne dans cet établissement, par ce qu’elle avait perdu sa mère vers ses douze ans, elle n’y avait pas trop souffert de sa réclusion. À sa facilité d’intelligence s’étaient unis ce goût, cette passion d’apprendre, cette émulation avec les garçons qui se sont emparés de beaucoup de jeunes filles, depuis quelques années. Tout ce qui était littérature et histoire dans le programme avait exercé sur elle un attrait particulier. Et, à dix-huit-ans, elle avait achevé de passer sans peine son baccalauréat. ■ (À suivre)
Roman LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.