Cet entretien donné au Figaro par Rodolphe Saadé (30.07) est intéressant non seulement sous ses aspects techniques clairement exposés mais aussi par cette sorte de patriotisme économique qu’exprime ce grand dirigeant d’un très important groupe mondial de transports internationaux. En dehors de ce que l’on peut penser du développement de ces derniers, et de ses conséquences, l’on ne peut que saluer la conjonction d’une réussite économique incontestable et d’un sentiment national jamais démenti au sein du groupe Saadé.
ENTRETIEN par Jean-Yves Guérin
« CMA CGM est un grand groupe français. Il nous semble normal de jouer notre rôle et de contribuer au rayonnement de notre pays. »
LE FIGARO. – Au début de la crise sanitaire, les experts tablaient sur un très fort recul du commerce mondial. Finalement, quelle est la situation aujourd’hui ?
Rodolphe SAADÉ. – Contrairement au transport de passagers, le transport de marchandises n’a pas souffert à cause de la pandémie. Bien au contraire, les volumes convoyés par bateau ont connu une très forte croissance: + 27 % au premier semestre 2021 par rapport à la même période en 2019, avant la pandémie ; + 37 % si on compare au premier semestre 2020. Par conséquent, il y a des embouteillages dans les ports: à Los Angeles, le temps d’attente avant de décharger les marchandises est de deux à trois semaines.
À quoi est dû ce boom du transport maritime ?
Comme les consommateurs ne pouvaient plus voyager, aller au cinéma ou au restaurant, ils ont acheté beaucoup de produits (canapé, téléviseur, tondeuse…). Cette frénésie de consommation a été soutenue par les aides octroyées par les gouvernements à leurs concitoyens. Or énormément de ces achats ont été faits sur internet et ont concerné des produits fabriqués en Chine et en Asie, qu’il fallait faire venir sur les lieux de consommation.
Les relocalisations promises ne sont donc pas au rendez-vous ?
Je ne dirais pas ça. Aujourd’hui, beaucoup de vêtements achetés par des Européens sont à nouveau fabriqués au Maghreb. De plus en plus de téléviseurs ou de lave-linge sont produits en Turquie. Les flux intrarégionaux ont augmenté au même rythme que le trafic mondial. Ce n’était pas le cas avant la crise. Au premier trimestre, le trafic intra-européen a connu une hausse de 26 %.
Pourquoi les prix du transport maritime ont-ils autant flambé ?
C’est la loi de l’offre et de la demande. Les besoins en transport maritime ont tellement progressé que les tarifs ont atteint un niveau élevé. Mais il faut relativiser: transporter 1 kg de marchandise d’Asie en Europe, soit un trajet de 6000 km, coûte 1 euro. Cela reste peu. Et puis, quand les prix du transport maritime étaient extrêmement bas, comme en 2009, personne ne se demandait si c’était justifié et quelles difficultés nous devions affronter. Cette crise a montré que le transport et la logistique sont essentiels.
Certains accusent les armateurs de profiter de la situation…
Au contraire, nous faisons tout pour faire face à cette croissance des volumes. Très vite dans la crise sanitaire nous avons commandé en urgence plus de 600.000 conteneurs aux usines chinoises qui les fabriquent. 180.000 autres conteneurs arriveront ce trimestre. Nous avons augmenté nos capacités maritimes de 20 %. Enfin, nous avons été très actifs sur le marché de l’affrètement pour louer des bateaux en plus. Pouvoir décider vite est une force de ce groupe.
Le blocage du canal de Suez fin mars a-t-il joué un grand rôle dans cette inflation tarifaire ?
L’accident de l’Ever-Given dans le canal de Suez n’est qu’un grain de sable dans le désert. Le trafic a été bloqué pendant six jours. Mais, aujourd’hui, le problème est réglé: plus de quatre-vingt-dix porte-conteneurs transitent dans les deux sens du canal.
Combien de temps la situation va-t-elle rester ainsi ?
Nous nous attendons à ce que cela dure au moins jusqu’au Nouvel An chinois, début février 2022. Aujourd’hui, la demande reste extrêmement soutenue. Et nous rentrons dans la saison haute, où les distributeurs préparent le Black Friday, Thanksgiving et Noël.
Le fret aérien peut-il profiter de cette crise ?
La crise sanitaire n’est pas derrière nous. Et beaucoup d’avions passagers qui transportaient des marchandises dans leurs soutes vont demeurer cloués au sol. Or certains distributeurs ou industriels auront toujours besoin de livraisons express possibles en avion. Nous avons donc développé une division de transport aérien. Aujourd’hui, nous avons cinq avions-cargos. En mars et en avril 2022, nous en ajouterons deux autres. Surtout, nous internaliserons ces opérations. Nous allons créer notre propre compagnie aérienne, qui basera progressivement ses avions à Roissy et battra pavillon français. Pour ce faire, nous comptons recruter en France 130 pilotes.
Pourquoi installez-vous cette compagnie en France ?
CMA CGM est un grand groupe français. Il nous semble normal de jouer notre rôle et de contribuer au rayonnement de notre pays. Et nous n’allons pas en rester là: depuis janvier, nous avons recruté 780 personnes en France. En tout, nous en embaucherons 1100 cette année dans l’Hexagone. Plus largement, dans le cadre de la transition énergétique, nous nous équipons de navires fonctionnant au GNL (gaz naturel liquéfié). Cela ne résout pas tous les problèmes, car c’est une énergie fossile. Mais cela permet de réduire jusqu’à 20 % les émissions de gaz à effet de serre. D’ici à 2024, nous aurons 44 de ces bateaux. J’ai décidé qu’ils battront pavillon français et seront dirigés par des officiers français.
Enfin, nous allons doter le groupe d’un centre de R&D, d’innovation et de formation pour inventer le transport et la logistique de demain. C’est là que nous formerons 300 collaborateurs par an. Nous aurions pu l’installer à Shanghaï ou à Singapour. Il sera à la Pointe-Rouge, à Marseille, à côté de notre siège social. J’ai confié la conception de ce bâtiment à l’architecte Jean-Michel Wilmotte. Il sera achevé en 2023. La bonne santé du groupe nous permet d’accélérer notre stratégie de développement et notre agenda environnemental. ■