Samedi 7 août.
« — Je crois qu’il a gagné une demi-livre, depuis ces trois jours. Une demi-livret. C’est un gaillard !… Cinq minutes, monsieur, et je suis à vous. »
VI
François de Lherm le regardait monter l’escalier, d’un pas alerte et puissant.
— Comment le trouvez-vous ? » lui demanda Huguette tout ingénument. Il hocha la tête, avec une moue de ses lèvres serrées, et laissa échapper cette exclamation :
« — Bigré ! »
— N’est-ce pas ? » dit Huguette.
Ils se regardèrent et sourirent. Il y avait un monde de sous-entendus, dans ce sourire et ce regard.
« — On ne peut pas dire que vous ne soyez une femme parfaitement heureuse », lui avoua François de Lherm, avec une légère aigreur dans son accent. Elle le fixa de ses yeux alarmés par cette intonation qui semblait diminuer la valeur de ses paroles.
« — Il ne vous plaît pas… tout à fait ? » dit-elle.
— C’est-à-dire que je le trouve prodigieux !
— Il y a pourtant quelque chose qui vous chiffonne ?
— Rien, Huguette, je vous assure.
— Si, si ! Je le vois, là, au coin de vos yeux. Oh ! Dites ! Soyez franc !
— Enfant gâtée !… Un homme qui est un grand seigneur, un botaniste passionné, un docteur-chimiste éminent, un grand fabricant de parfumerie et qui couve sa femme si amoureusement !… Vous n’avez pas raté le gros lot, à la loterie du mariage.
— Oui… Mais vous trouvez qu’il exagère ?… Moi aussi… devant le monde… Je lui en ai fait la remarque, plus d’une fois, parce que je vois bien qu’il se rend ridicule, comme devant vous, là, à l’instant.
— Mais non, Huguette.
— Avec ça ! J’ai bien vu votre air, allez !… À toutes mes observations, il a répondu : ʽʽEt votre galanterie française, ma chérie ? C’est cette chose que nous n’avons pas, en Allemagne. Je me suis toujours promis d’épouser une Française, une Parisienne et d’être toujours, avec elle, galant comme un Français, mais mieux, mais plus fort.’’
— C’est bien ça ! Il nous restait encore quelques pauvres petites supériorités dans le domaine du superflu.
— L’amour, du superflu ?… » se récria Huguette scandalisée.
— Oui je sais… Mais, enfin, il y a du superflu dans l’amour, comme dans toutes les choses essentielles de la vie. Et je vois que les Allemands se sont mis en tête de nous disputer ces supériorités… Ah ! il est bien de sa race M. d’Auersfurt. Seulement… » Il sourit à la raillerie qui lui venait à l’esprit.
— Seulement ?… » insista Huguette.
— En écoutant M. d’Auersfurt, tout à l’heure, je me demandais si la Garonne n’avait pas changé de lit… avec le Rhin… Hé ! oui… À cause de son exubérance toulousaine.
— Ah ! Ah !… c’est drôle !… Oui, c’est drôle !… Je n’y avais pas pensé.. Mais c’est vrai que Gérard, par moments, prend des airs un peu gascons. Je le lui dirai… Oh ! je le lui dirai… pour qu’il se corrige… quand ce ne serait que pour vous ôter prétexte à le blaguer.
— Il a tant de qualités que vous pouvez bien lui permettre quelques petits travers… Mais dites-moi, sa parfumerie n’est pas sous son nom ? Je ne connais pas de Produits Auersfurt.
— Il n’y en a pas. Il ne manquerait plus que ça ! Nous aurions un joli prestige dans le monde ! C’est bien assez que quelques pimbêches aient appris, je ne sais comment, que mon mari fait des affaires dans cette partie. Voici comme il s’y est pris. Il est venu à Paris il y a cinq ans. Oui. Il avait vingt-cinq ans ; aujourd’hui, il en a trente. Il était lieutenant dans un régiment de la garde, et il a démissionné. Une fois à Paris, avec des capitaux, là-bas, tant qu’il en voulait, il a guetté une occasion. Une grande maison de parfumerie parisienne s’est trouvée à la veille de faire faillite. La concurrence des produits allemands l’avait obligée à baisser les prix des siens, à baisser !… Bref, Gérard est venu dire au patron : ʽʽVous ne pouvez plus marcher. J’ai tout l’argent qu’il faudra. Je prends votre maison. Vous aurez des appointements. Vous la continuerez sous mes ordres, sans rien changer. Je fabriquerai tous les produits qui auront vos marques, naturellement.’’ Il a fait ça, depuis, avec plusieurs autres maisons. Et nous gagnons un argent fou.
— Et des millions de petites névrosées se saturent de parfums allemands, qu’elles croient des parfums français ! C’est admirable !… Mais voici votre grand homme ! »
Les marches de l’escalier, malgré l’épaisseur du tapis, gémissaient sous le poids du parfumeur-chimiste.
« — Ah ! fit-il… me voilà prêt pour la parade !
Et il jeta un regard sur sa tenue, pour en constater l’irréprochable correction. II se fixa son monocle à l’œil, en se redressant, et, ses joues rondes épanouies par un large sourire, il ajouta :
— Maintenant, je suis tout à vous, Monsieur le lieutenant… En Service au Maroc, je crois ?
— En effet, monsieur.
— Hum !… Le Maroc !… C’est un peu notre faute. Mais vous nous avez, là, joliment roulés…
— Mais je ne vois pas… Nous avions pour nous les traités.
— Sans doute, les traités. Mais ils dataient, ici, de Louis-Philippe. »
Un maître d’hôtel venait de paraître à l’angle de la terrasse. Huguette prit le bras de François de Lherm et ils se dirigèrent vers la salle à manger.
« — Et ça vieillit, ces machines-là… ajouta M. d’Auersfurt.
— Oh ! pas tant que ça, puisqu’on les couche sur parchemin.
— Mais aussi il y a, pour les brûler, la poudre à canon. »
VII
Un grand silence s’étendit dans la pièce qu’ils venaient de quitter, d’autant plus profond que grondaient à distance, mais émiettés par les hauts platanes ensoleillés du jardin, le fracas saccadé des charrois et le roulement des tramways de l’avenue de Tourville. Dans ce creux de silence, au milieu des rumeurs assourdissantes du voisinage, monta bientôt le bruit des pas d’un homme qui avançait du côté gauche de la terrasse. C’était le même qu’on venait de voir accoutré en chauffeur, à l’arrivée du comte d’Auersfurt. Il était maintenant en manches de chemise, avec un gilet rayé, jaune noir et amarante, qui étaient les couleurs de la livrée de la maison.
Au seuil du salon, il en scruta l’intérieur d’un regard méfiant, tendit 1’oreille au bruit de la conversation fort animée du déjeuner et s’approcha d’une porte, à sa gauche, qui donnait accès à une pièce où l’on avait vue par un vitrage, à mi- hauteur de la cloison. C’était le cabinet de travail de son maître. Installé dans l’aile droite un peu en saillie de l’hôtel. L’homme allait y pénétrer lorsqu’il battit promptement en retraite vers la terrasse. Des pas menus et moins lourds que les siens glissaient sur le tapis. Il tourna la tête. Sa bouche s’ouvrit en un large sourire.
« — Anna ! » s’exclama-t-il joyeusement.
C’était la jeune femme de chambre qui avait aidé tout à l’heure Huguette à fleurir le salon.
« — Henri ! » lui répondit-elle, accourant à lui, et non moins vibrante de plaisir.
Ils s’embrassèrent, comme s’ils s’étaient retrouvés après une longue séparation et comme s’il y avait eu, entre eux, une étroite parenté.
« — Ma chère Anna jolie !
— Mon cher Henri vigoureux !
— Oui, ça est un poing allemand ! » Il raidit un de ses bras comme une massue.
« — Et délicat tu es aussi ! » roucoula la jeune fille, en se câlinant à lui.
« — Délicat, oui, je suis », répéta le rustre avec conviction.
— Oh ! Fouit !
— Annchen !… Oui !… Pas foui », la reprit-il, d’un ton rude. « Donc tu peux pas faire attention ?
— J’ai oublié.
— Et pourquoi tu as oublié ? ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.