Et si l’exercice d’un goût personnel ou d’une passion aidait à l’exercice du pouvoir ? Avec Le Goût des rois, Jean-François Solnon, agrégé d’histoire et docteur ès-lettres, nous emmène dans les jardins secrets des souverains, pour tenter de comprendre les hommes derrière les monarques.
Un roi se doit-il d’avoir du goût pour exercer son métier ?
On a vu des chefs d’État à travers le monde avoir le goût des arts et être des tyrans ! Le goût n’est pas indispensable à l’exercice du métier de roi. Mais on peut penser comme Pompidou qu’en se nourrissant intellectuellement, on devient plus à même de traiter les problèmes d’un pays. Le goût est à la fois une ouverture sur le monde et une façon de saluer l’héritage du passé, en tentant de l’égaler, de le surpasser. Obsédée par l’Antiquité, la Renaissance a été guidée par cet esprit d’imitation et de dépassement, dans un mouvement d’élan de la civilisation. Les souverains qui ont, à des degrés divers, manifesté un goût pour les arts ou les sciences, sans posséder forcément la clé pour gouverner au mieux, ont pu bénéficier d’une envergure, d’une ampleur bénéfique à leur politique.
Vous montrez un Henri III fou de danse, un Louis XIII mélomane, un Louis XIV guitariste, un Napoléon III historien… Ces visages sont parfois à l’opposé des masques que nous leur connaissons. Le pouvoir a-t-il contrarié la nature des souverains ?
En se tenant au plus près de certains souverains, on découvre en eux des richesses insoupçonnées. Prenons l’exemple de Louis XIII, roi ombrageux et discret, dominé par la figure de Richelieu. On s’aperçoit que sa vie était vouée à la musique et qu’il composait… De même pour Louis XVI, que l’on présente comme un roi immobile, presque paralysé ; il aimait par-dessus tout la géographie et les grands voyages !
Ainsi, lors d’un déplacement à Cherbourg, fait-il montre d’une connaissance de la mer et des navires qui épate les officiers de marine. Que l’on se souvienne de ses dernières paroles sur l’échafaud, qui laissent entendre toute sa passion pour les lointaines expéditions : « Avez-vous des nouvelles de monsieur de La Pérouse ? » Le roi exprime là sa nature profonde, celle d’un homme ouvert et cultivé, que l’on prend pourtant pour un aimable benêt… Le cas de Napoléon III est peut-être encore plus flagrant. Malgré sa réhabilitation depuis déjà presque un siècle et le fait que tous les historiens soulignent l’importance de son règne, son image demeure modelée par les pamphlets de Victor Hugo ; on ne reconnaît rien de son rôle fondamental en matière de culture, de lecture, de sciences, d’archéologie. Ces exemples nous enseignent que l’exercice du pouvoir ne contrarie pas les natures. Au contraire, il met à la disposition du souverain tous les moyens nécessaires pour pratiquer une passion, pour la magnifier, ce qui profite à son règne.
Les rois donnent le ton, leurs goûts sont suivis… Peut-on dire que leurs choix souvent personnels ont forgé, sinon le bon goût, le goût français ?
Qui pourrait juger du bon ou du mauvais goût rétrospectivement ? Qu’est-ce que le bon goût à l’époque de Louis XIII ou de François Ier ? L’idée que nous pouvons nous en faire ne peut être que faussée par les temps. Ainsi, l’ouverture à l’art italien apparaît-elle aujourd’hui comme la marque du bon goût vers 1500. Mais à l’époque, personne n’en a conscience. On reste attaché à des formes familières, médiévales et gothiques… Lorsque les hommes de Charles VIII ou de Louis XII découvrent l’Italie, c’est la chartreuse de Pavie qu’ils admirent, dont la luxuriante façade leur rappelle le style flamboyant. Ils n’ont rien vu de l’art épuré de Brunelleschi, que nous considérons pourtant comme le point de départ de la Renaissance et l’expression du goût a posteriori… D’un point de vue historique, la question du bon goût n’a donc pas vraiment sa place.
En revanche, on peut dire que la succession des souverains a permis l’édification d’un goût français. Nombre d’entre eux ont favorisé ou même imposé le développement d’activités artistiques ou scientifiques. Prenons l’exemple de Louis XIV. Malgré une formation intellectuelle peu théorique, il a été capable de protéger Racine, Boileau et surtout Molière contre l’avis de la Cour et de sa mère. En ce sens, il a participé incontestablement à la formation du goût français. Il est d’ailleurs, avec Napoléon, celui qui s’est passionné pour le plus grand nombre de disciplines. Ce qui est remarquable, c’est que chaque souverain a contribué à l’élaboration de cet esprit, selon ses centres d’intérêt, qu’il se soit agi de musique, de peinture ou de tout autre domaine.
Le goût se révèle-t-il une arme politique ?
Oui, il peut l’être. Le goût est un moyen politique quand il s’exprime par la voie d’un mécénat officiel. C’est la dimension que l’on connaît le mieux et c’est précisément celle que j’ai voulu éviter. La tâche n’est pas aisée : lorsqu’un souverain crée des bâtiments, on ne sait jamais s’il agit pour son image de marque, pour la postérité ou bien si c’est véritablement une passion à laquelle il s’adonne. Il existe tout de même des critères : un Henri IV, un Louis XIV ou un Louis XV sont capables de lire des plans, de les dessiner. Ils se rendent sur les chantiers pour voir comment s’élabore une œuvre, pour débattre avec les architectes… Ils se tiennent au plus près de la création. Ce sont des hommes de l’art. On touche-là au goût personnel, même si un doute peut toujours subsister…
Votre ouvrage s’arrête au second Empire… Le goût est-il incompatible avec les républiques qui suivent?
La réponse est non, même si j’avoue que j’espérais pouvoir remonter jusqu’à la Ve République et que l’exercice s’est avéré compliqué… Jusqu’à ces dernières années, les hommes politiques ont été en général bien formés, le plus souvent par les Jésuites, les Oratoriens ou l’enseignement public. Ils ont appris le grec et le latin et pouvaient encore être de grande culture. Que l’on pense à Pompidou, qui citait Paul Eluard dans ses conférences de presse… On sent bien qu’un Sarkozy ou un Hollande n’ont pas suivi un tel cursus. Tout ceci semble s’être évanoui parce que la formation de nos hommes politiques n’est plus fondée sur les humanités. Aujourd’hui, il y a l’ENA… à la différence des souverains d’hier, les hommes politiques passent et cultivent des jardins qu’ils veulent le plus souvent garder secrets. J’ai un peu l’impression que dans l’expression d’un goût aujourd’hui, on veut sacrifier d’une manière systématique aux avant-gardes et à une modernité impérieuse voire impérialiste. Ce terrorisme intellectuel fait que des hommes, mêmes cultivés, n’osent plus donner leur sentiment. Il faut avoir à l’esprit que la simplicité, la pauvreté des discours actuels est peut être voulue, à des fins politiques…
Dernier livre paru : Le Goût des Rois, de Jean-François Solnon, Perrin, 348 p., 22 euros.
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