Dimanche 8 août.
— L’émotion j’ai eue… En t’embrassant, j’ai pensé à des choses… à des choses douces de notre tendresse… Et quand ces choses je pense, j’oublie.
— Cher petit oiseau de la forêt !… Faut pas ces choses de cœur mettre ensemble et le service de M. le comte. Il paie tes leçons françaises pour bien prononcer en français. Tu dois bien prononcer en français. …
— Oui Henri !
— Tu vois !… Tu.as bien dit oui… Faut bien comprendre M. le comte. Il est un bon Allemand. Oh ! il est un lieutenant de ses pieds jusqu’à ses cheveux ! Et un ami de notre Kaiser, ah !… Mais à Paris, il est un Parisien, et un Parisien… chic ! Ça ne doit pas sentir l’Allemagne, ici. Il m’a fait apprendre le perfectionnement en français. Il t’a fait apprendre le perfectionnement en français. Il est intelligent, M. le comte… Les autres, les camarades, je leur ai dit : ʽʽNous sommes Suisses.’’ Et ils le croient.
— Pour sa Madame, M. le comte a fait ça ?
— Pour qu’elle se souvienne plus qu’il est Allemand, oui. Et pour autre chose aussi. Mais ça c’est le secret pour les jolies filles comme toi.
— Je ne suis pas aussi une bête, va !
— Annchen !… J’ai pas dit ça.
— Agréable, le voyage, pour M. le comte a été ?
— Agréable, oui, il a été… et détestable aussi.
— Oh !… un accident ?
— Non… une histoire… une sale histoire.
— Oh !… raconte, Henri !
— Écoute Annchen !… Tu tiendras ta langue de grande poule bavarde ?
— Puisque c’est une histoire de quelque chose allemand.
— M. le comte a perdu un carnet… un carnet de notes secrètes.
— Mein Gott ! » s’écria la femme de chambre effrayée. « Mon Dieu ! » se reprit-elle sous le regard courroucé du domestique. « J’ai voulu dire : ʽʽMon Dieu !’’
—Toujours tes émotions, Anna !… M. le comte appelle ça son carnet de botanique… Il croit qu’il l’a perdu, Moi, je soutiens que le maudit garçon d’auberge l’a volé. Il était dans le nécessaire de voyage, le nécessaire dans la chambre de l’auberge, et la clef dans la poche de M. le comte. Quand il a ouvert le nécessaire, M. le comte, dans l’automobile, sur la route, un peu loin d’un grand bourg qu’on appelle Val-d’Ajol, le carnet n’y était plus.
— ʽʽJe l’aurai gardé dans ma poche, et je l’aurai laissé tomber’’, a dit M. le comte. » Le carnet de Monsieur le comte était dans le nécessaire de Monsieur le comte’’, je lui ai dit.
— Alors ?
— Alors le damné garçon d’auberge a fait le coup.
— Impossible !… ou bien il serait agent de police ?
— Pourquoi ne serait-il pas ? Monsieur le comte dînait. Le nécessaire était dans la chambre. Monsieur le comte a fait un peu de toilette. Moi, dans la cour, je vérifiais mon automobile. Je l’ai même quittée pour aller chercher de l’essence. Quand j’ai eu acheté, le gaillard, devant, la porte, enfourchait sa bécane. Il allait à la gare attendre des voyageurs. — Des voyageurs ?
— Sale espion dégoûtant !… Il a pris le train pour Aillevillers, et, de là, pour Nancy, ou le diable l’emporte… « Mais’’, a dit M. le comte, « j’avais la clef dans ma poche.’’ Est-ce que ça n’a pas toutes les clefs possibles, ces sales flics ?… Ils doivent savoir leur métier de canailles, n’est-ce pas ? « Il faudrait donc qu’on m’ait soupçonné, qu’on m’ait filé ?’’ Depuis le temps que Monsieur le comte fait sa botanique dans leurs montagnes… Pourquoi Bismarck aussi les a pas prises ?…. ʽʽDonnerwetter !’’ a dit M. le comte. Et nous sommes revenus embêtés ! oh ! mais embêtés !
— M. le comte l’air n’avait pas, en venant, manger, dit la femme de chambre. »
— Tu les as vus ? Ils sont bien occupés à bâfrer, à boire, à rigoler ? » demanda le domestique, en regardant sa montre.
— Madame est très contente avec son officier du Maroc ?
— Du Maroc ?… Tu pourrais dire son officier de voleurs ! Le Maroc… c’était une colonie si belle allemande !… Tu as su qu’il est du Maroc ?
— En passant, j’ai demandé au maître d’hôtel.
— C’est bien, Annchen ! Tu es une vraie Allemande…
— Mais tu me fais bavarder, là ! Et si j’étais pincée !… »
Le domestique se dirigea vers le cabinet de travail de son maître. La femme de chambre ne l’y suivit pas. Elle savait que M. d’Auersfurt n’en permettait l’accès à nul autre qu’à son fidèle Henri. Elle se haussa sur la pointe des pieds, et, par la vitre, elle le vit appuyer sur le bouton invisible, mais qu’il connaissait bien, d’un placard dont la porte s’ouvrit immédiatement. Il y prit une longue malle plate qu’il porta sur la terrasse. Et, après avoir épié partout si rien ne bougeait, il en retira un uniforme d’officier allemand qu’il étala, avec précaution, sur un fauteuil d’osier.
« — L’uniforme de M. le comte ! » s’écria Anna, avec un accent d’admiration.
— Et son sabre !… son revolver ! » ajouta Henri en brandissant les deux armes.
— Tu vas les nettoyer ? » demanda Anna, ses clairs yeux bleus, à travers ses cils trop blonds, envahis d’un peu d’extase.
— Je crois que j’ai le temps », dit Henri. « Ils en ont encore pour un moment, là. » D’un coup d’épaule, il désignait la salle à manger. « Guette que personne n’arrive. »
Tandis qu’il brossait vigoureusement le pantalon, la tunique, le manteau, Anna le regardait, dans un respectueux silence. Enfin, elle soupira, le sein haletant d’un transport qu’elle ne pouvait plus contenir :
« — C’est beau !… ah ! c’est bon de voir ça, nous, dans cette maison française !
— Oui !… ça vous fait respirer mieux ! » dit Henri, en étendant, au bout de ses bras écartés, l’ample manteau de l’officier.
— On dirait comme si on voyait le drapeau !
— Le drapeau de notre Allemagne… de la plus grande Allemagne !
— Deutschland über alles ! » dit Anna, dévotement. Et, cette fois, Henri ne s’avisa point de la reprendre.
Une exaltation grave et forte, une exaltation religieuse échauffait le sang de ces deux étrangers, leur gonflait la poitrine, dans cette paisible demeure parisienne, à cette évocation de leur Germanie guerrière. Et, pour l’exprimer, pour se la communiquer dans toute sa flamme, il leur jaillit des lèvres cette première strophe de leur hymne national, de leur Garde du Rhin, qu’ils récitèrent avec une sourde ferveur.
Un appel retentit comme le bruit du tonnerre,
Comme le cliquetis des épées et le bondissement des [vagues :
Au Rhin ! au Rhin ! au Rhin allemand !
Qui veut, du fleuve être le gardien ?
Chère patrie, tu peux être en repos !
Elle est debout, ferme et fidèle, la garde du Rhin !
Ils s’arrêtèrent, les yeux brillants d’enthousiasme.
« — C’est bête !… Nous sommes bêtes, Anna ! » dit le domestique, avec un regard circulaire, de crainte qu’on les eût surpris. « Si monsieur le comte ou. des camarades nous entendaient !…
— Pas de danger !… Les autres, on s’en fiche !… Et là !… Egoute gomme ils rient !
— Ah ! Annchen ! ça est mal ! » la gronda Henri. « Egoute gomme ?… Et tu diras aussi clace, quand tu veux dire glace ?… Tu ne dis pas Notre Gaiser, en allemand. Tu dis Notre Kaiser. Eh bien ! Alors ?…
— De l’émotion j’ai eu encore. Et j’ai eu la langue embrouillée.
— De l’émotion est bien pour notre Allemagne. Mais…
— Gronde pas ! Réfléchie je serai… Leur sacrée langue aussi !…
— Patience ! Patience !… Il y a plus longtemps, maintenant, pour se contrarier. Avant la fin de l’année, tu entends ? Nous forcerons les Français à élargir leur bouche, pour apprendre l’allemand. Tu riras quand ils pataugeront aussi dans la prononciation.
— C’est vrai, Henri ? » demanda Anna, la gorge serrée, tout à coup. « Il a dit, M. le comte, exactement c’est la guerre ?
— Les journaux, tu lis, Annchen ?
— Tous, ils disent, les Français, ça va s’arranger. » ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.