Lundi 9 août.
Le domestique eut un rire contenu.
« — Ça est mieux, comme ça », approuvait-il. Il faut ça.
— Madame dit, tout le temps, c’est des bêtises. Les Français iront pas se faire casser les os pour ces assassins misérables de Serbie.
— Il faut ça aussi, qu’ils se doutent de rien, les Français, jusqu’à.la dernière minute.
— Et on leur sautera dessus, là, tout d’un seul coup, Henri, tu crois ?
— Qu’est-ce que je fais là, Anna, devant tes yeux jolis ? »
Il replaçait, dans la malle soigneusement pliées, les pièces de l’uniforme du comte d’Auersfurt. « C’est pas signe de quelque-chose, ça ? » ajouta-t-il. Et tes bagages ?
— J’ai tout prêt, dans ma chambre, Je peux vite partir.
— Mes paquets je vais faire aussi. Mais pas gros, tu sais. Le plus nécessaire, seulement. Ordre de M. le comte.
— Et Madame, je lui ai emballé des robes, des chapeaux ! Ses malles, haut comme ça !
— Pauvre Madame ! Elle se doute pas. Elle croit aller à Deauville… Tu es vexée, toi, de pas aller à Deauville ?
— J’aimais, oui. Tout ce beau monde magnifique, l’amusement, tout le temps, les neuves toilettes, les courses, le tennis, le tango, les, tziganes, les tromperies d’amour des messieurs avec les dames, tout ça qu’on voit, nous, c’est agréable, véritablement.
— Toute là France pourrie, oui !… Et les gracieusetés des beaux messieurs de la plage avec toi, tu regretteras ?
— Jamais me parler de ça, tu as juré… Et puisque je suis jolie… Avec les messieurs, je dois être polie, tu as dit… quand ils ont l’argent. Polie je suis avec les messieurs qui ont… Pour ma dot, je dois, travailler Henri. Nous autres, les jeunes filles allemandes, nous sommes des sérieuses personnes. Quand l’argent il y a à gagner pour notre nombreuse famille, nous gagnons. Et, pour notre fiancé nous gardons le cœur tendre, comme la rose fraîche dans son bouton.
— Alors, pour moi, toujours, tu as le cœur tendre comme la rose du matin ? » lui demanda-t-il, en se rapprochant d’elle.
Elle lui sourit, en baissant les yeux.
« — Mes gracieusetés pour toi, avant ton voyage, tu as oublié ? » lui répliqua-t-elle.
« — Annchen chérie ! » fît-il en l’embrassant. Il saisit ensuite la malle et se dirigea vers le cabinet.de travail. « Cette aimée », ajouta-t-il, « ta dot tu ne grossiras pas. »
— C’est sûr qu’on retourne en Allemagne ? Bien sûr ?
— Avant que le soleil soit couché, peut- être nous serons en route.
— Alors, nous ne sommes plus que des Allemands, maintenant, ici ? » lui demanda-t-elle. Sans prendre garde aux prohibitions, elle pénétrait dans le cabinet, avec lui.
« — Plus que des Allemands, Annchen ! » lui affirma-t-il, en refermant la porte du placard où il venait de réintégrer la maille de son maître.
« — Henri ! » implora la femme de chambre, « je voudrais un plaisir, un grand plaisir allemand !
— Tous les plaisirs je te donne. Qu’est-ce que ton cœur mien désire ? »
Elle leva les yeux vers une glace, au-dessus de la cheminée. Et le valet de chambre qui venait de comprendre ce regard, s’exclama, d’un accent effaré :
« — Tu voudrais ?…
— Je voudrais, Henri ! »
Le domestique s’assura, d’un coup d’œil en arrière, qu’ils étaient toujours bien seuls.
« — On n’entend pas même une mouche voler, dans le salon », dit Anna.
« — Et puis », se décida Henri, « aujourd’hui, ça n’a plus d’importance. » Il appuya sur un ressort. La glace tourna sur des gonds invisibles. Et la figure théâtrale de l’empereur Guillaume II, qu’elle recouvrait, apparut.
« — Notre Kaiser ! » dit Anna, avec dévotion.
« — Notre Kaiser ! » répéta Henri du même ton pénétré.
Ils restèrent muets, un instant, dans le ravissement de leur contemplation.
« — Il est beau ! Il est bon ! Il est hardi ! » murmura enfin la jeune fille, exhalant, comme en une litanie, la ferveur de sa piété dynastique.
« — Il est fort ! Il est grand ! Il est terrible ! Il écrasera les os de nos ennemis ! » continua le domestique, non moins enflammé qu’elle. Et se prenant la main, sous l’impulsion du même émoi, ils reprirent une autre strophe de La Garde du Rhin.
Le Rhin allemand est comme mon âme !
Oui, quand mon cœur se briserait dans la mort,
Tu ne seras pas Welche pour cela.
Comme ton courant est plein d’eau,
L’Allemagne n’est-elle pas riche de sang héroïque ?
Chère patrie, tu peux être en repos !
Elle est debout, ferme et fidèle, la garde du Rhin !
En achevant la strophe pieusement psalmodiée, leurs yeux brillants et fixes semblaient attachés à la vision merveilleuse et formidable de toute l’Allemagne en armes qui roulait, sans doute déjà, vers son Rhin tutélaire, dans ses centaines et ses centaines de trains.
La voix de M. d’Auersfurt, derrière eux, les fit tressaillir et les mit en fuite. Dans son saisissement,. le « domestique » oublia même de ramener, sur l’image , emphatique de Guillaume II, la glace qui devait la voiler aux regards profanes.
VIII
Les trois convives s’installaient sur la terrasse, où le maître d’hôtel disposait les liqueurs et les cigares.
« — Vous fumez, monsieur le lieutenant ? » demanda d’Auersfurt, à François, en lui indiquant diverses boîtes sur la table. Sous l’action de la bonne chère et des vins généreux, son visage rosé était devenu un peu cramoisi.
« —Modérément, monsieur », répondit François. « Mais à l’occasion…
— Alors, choisissez dans ceux-ci ; ils sont moins forts. »
Huguette avait déjà à la bouche une blonde cigarette d’Orient. Elle tendit les allumettes à François.
« — Vous la voyez ! » dit M. d’Auersfurt, en riant. « Elle a tous les chics ! C’est le grand chic, la cigarette maintenant, pour, les femmes, dans le monde.
« — Puisque vous fumez, Messieurs » répliqua Huguette, « pourquoi pas nous. Tout ce que les hommes font, ou à peu près, pourquoi les femmes ne le feraient-elles pas ?
— Féministe ? » hasarda François de Lherm, avec une légère nuance de persiflage.
« — Oh ! femme, tout à fait femme, simplement, Ça me suffit.
— Elle est charmante ! » s’exclama Gérard.
« — Tu es exquise !… Ah !… j’en ai eu une, chance, le jour où mes affaires m’ont fait rencontrer M. Guérin au Crédit Métallurgique Français ! Un homme de haute valeur, monsieur, bien supérieur à sa position ! Chez nous, ce n’est pas un simple chef de bureau que nous en aurions fait, mais le directeur de quelque grande entreprise… Et je lui dois tout mon bonheur, puisqu’il m’a admis à son foyer, près de sa chère fille… Je l’en bénis tous les jours. Par lui, j’ai pu réaliser mon rêve. Mais oui. Tout jeune étudiant, je m’étais promis de n’épouser qu’une Française, une Parisienne.
— Je croyais pourtant », dit François, « pour vous autres, la femme allemande…
— Oh ! beaucoup de qualités, la femme allemande… Mais, pour la tenue d’une grande maison, la Parisienne est si attrayante, si vive, si intelligente ! Et puis, pour soi, c’est pétillant, c’est émoustillant, c’est…
— Oui », dit François, que les confidences du comte amusaient et froissaient- à la fois, « l’Allemande, c’est la bonne bière, et la Parisienne, c’est le Champagne, le vrai.
— C’est ça ! C’est ça ! » approuva Gérard. « De la gaieté, de l’esprit, de l’entrain, et de petites méchancetés… très amusantes.
— Des méchancetés ?… Dis donc Gérard, mais !… » protesta Huguette.
— Oh ! pas toi, ma chérie ! Pas toi !… Des espiègleries, seulement, des gamineries gentilles… Ah ! la France ! Il aspira voluptueusement une forte bouffée de son cigare. « Que de bonnes choses vous avez encore en France ! » ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.