Mardi 10 août.
— Oui », lui accorda François que les louanges immodérées de l’Allemand à sa femme et son ton suffisant finissaient par indisposer, contre lui, « dans le domaine de la frivolité, nous sommes encore appréciés ».
Un éclair de colère jaillit du regard de l’Allemand, mais aussi vite éteint qu’allumé. Il ne voulut pas laisser paraître qu’il se sentait percé à jour. Et il se hâta de donner le change sur ses vrais sentiments.
« — Mais dans le domaine du sérieux aussi », répliqua-t-il, « dans tous les domaines. Vous pourriez avoir un meilleur rendement de vos ressources, je ne dis pas non. Mais ça, c’est le manque d’organisation. .Vous n’aimez pas beaucoup l’organisation. Malgré ça, du bonheur partout, plus de bonheur que chez nous. Et la vie, d’une facilité ! Une bonhomie, une confiance, un laisser-aller ! On fait tout ce qu’on veut. Personne ne vous gêne. On est comme chez soi. Voilà cinq ans que j’ai quitté mon pays. Eh bien ! je n’y retourne pas… sauf pour les choses indispensables. Je reste à Paris. Je ne m’y trouve pas exilé. C’est en Allemagne, je crois bien, que je me sentirais en exil, la France, voyez-vous, quand on en a goûté, elle vous tient. C’est comme un grand amour. On ne peut plus s’en passer.
— Cette passion pour nous est assez répandue en Allemagne, je crois », remarqua François, assez froidement.
— Tous les gens intelligents l’ont. Regardez tant d’Allemands à Paris et dans vos provinces, qui donnent tant d’activité aux affaires.
— Cependant, nous allons nous sauter à la gorge.
— Erreur, monsieur ! Erreur !… Tout va s’arranger. Vous êtes bien trop intelligents ! Il y a toujours moyen… » Sous la verbosité de Gérard d’Auersfurt, François discernait fort bien quelque sourde alarme intérieure. Il le voyait se lever, faire quelques pas, se rasseoir, laisser éteindre son cigare, le jeter pour en allumer un autre. Mais il ne pouvait deviner qu’il calculait anxieusement les risques de la perte de son carnet. « Il faut connaître, comme moi, la prudence et la sagacité de vos ministres, de vos députés, de vos sénateurs. « Pas d’affaires ! Oh ! Pas d’affaires !’’ C’est leur mot à tous. Ils ne vont pas se jeter dans une aventure effroyable pour ces méprisables assassins de Serbie… Mais, tenez ! J’ai envoyé, tout à l’heure, mon secrétaire à notre ambassade. » Un jeune homme mince, assez grand, très raide, de tournure et d’aspect allemands, parut, salua et tendit un pli au comte d’Auersfurt. « Vous permettez ? » dit celui-ci, en déchirant l’enveloppe. Et il lut tout haut : « Aucun danger immédiat. Vous pouvez faire les voyages que vous voudrez. » Ah ! j’en étais, sûr, parbleu ! » Et i1 prit le secrétaire pair le bras, et l’entraîna à l’autre extrémité de la terrasse.
« — Qu’est-ce que je vous disais ? » fit Huguette. « Vous voyez s’il aime la France !
— Trop ! » répondit François. « Du moins, je le crains. Et un peu comme le Loup aimait le Petit Chaperon rouge.
— Oh ! se récria la jeune femme, révoltée. Vous le croiriez un simulateur ?
— Ce serait un bien gros mot, pour une première impression…
— C’est toujours le Gascon, en lui, qui vous agace !
— C’est ça, Huguette ! C’est le Gascon !.. Deux heures vingt, déjà ?… Et moi qui ai un tas de courses… Au revoir, chère amie !… Votre accueil sera un de mes souvenirs les plus précieux.
— Je suis heureuse aussi d’avoir renoué sérieusement notre amitié.
— Vous nous quittez, monsieur ? » dit Gérard, qui revenait vers eux.
— Et même je me sauve. Je vais être en retard. Monsieur, j’ai bien l’honneur…
— Je pense que nous pouvons nous serrer la main ?… » Leurs mains se joignirent. « Au revoir, Monsieur !
— Au revoir, monsieur le lieutenant ! Au revoir !
IX
Huguette suivait du regard le lieutenant du seuil de la perte. Elle l’entendait décrocher son sabre dans le vestibule. Elle se sentit saisie à la taille par son mari qui l’embrassa.
« — Tu m’aimes, Gérard ?
— Si je t’aime !
— Plus que tout au monde ?
— Oh ! Oh ! tu vas me demander une énormité.
— C’est une toute petite chose qui ne va pas te coûter un centime.
— Tant pis. J’aimerais mieux que ça me coûte très cher.
— Oui, je sais. Tu es infiniment généreux pour moi.
— Qu’est-ce que c’est ?… Accordé d’avance, naturellement. Mais dis vite, parce que, maintenant, je n’ai pas de temps à perdre.
— C est que je ne sais pas bien te dire ça tout sec.
— Des précautions ?… Huguette, tu ne vas pas te gêner avec moi ?
— Tu ne t’en es pas aperçu, mais je suis tourmentée de pensées que je n’avais pas eues, jusqu’ici. C’est depuis ton arrivée.
— Ou depuis l’arrivée de M. de Lherm ?
— Depuis l’arrivée de M. de Lherm aussi. » Elle le regarda, comprit son insinuation et ajouta : « Si tu me taquines, je n’en viendrai jamais à bout… M. de Lherm est pour quelque chose… certainement, dans mes perplexités… Tu vois que je suis franche… Mais pas dans le sens que tu imagines… Thérèse Arsac est venue me voir, ce matin…
— Et tu ne l’as pas retenue à déjeuner ?… Ton lieutenant de zouaves l’aurait vue. Elle lui aurait plu peut-être… Il faudrait marier ce garçon-là.
— J’y ai pensé. Mais Thérèse n’avait pas le temps. Elle était en tournée de quête pour son comité de la Croix-Rouge. Je lui ai donné mon obole, bien entendu. Et… Ah !… » Ses yeux venaient de se lever, machinalement, sur le portrait de Guillaume II, par-dessus le vitrage du cabinet de travail de son mari. « Ce portrait ! » Il y avait presque de la terreur dans ce cri de surprise. « Comment est-il venu là ?
— Pas tout seul, évidemment », dit Gérard, aussi furieux qu’embarrassé. « Il te choque donc bien ?
— Mon Dieu ! un peu… Mais ce qui me bouleverse, c’est que tu me l’aies caché.
— Ton attitude me dit assez que j’ai bien fait… On dirait, ma parole, que tu es tombée sur un voleur, au coin d’un bois !… C’est cette brute d’Henri !… Henri ! Henri ! » appela-t-il, à pleine voix, et d’un ton courroucé. « Et puis », ajouta-t-il, « les gens qui venaient ici n’avaient pas besoin de savoir mon culte pour mon Empereur.
— Alors, tu t’enfermais ici, tout seul, pour le contempler ? » demanda Huguette, ébahie de découvrir en son mari un homme qu’elle ne soupçonnait pas.
— Ça te paraît ridicule ? Vous autres, Français, vous le prenez en dérision. Vous raillez son agitation, ses attitudes souveraines, ce que vous appelez son ostentation et son cabotinage ! Nous, qui le connaissons, nous, qu’il a fait ses amis, nous l’appelons, entre nous, les délices du genre humain.
— Monsieur le comte ? » l’interrompit Henri qui accourait, essoufflé et hagard d’inquiétude.
— Montre, à Madame, le mécanisme du portrait », lui ordonna son maître, du ton le plus calme.
Huguette vit, avec stupéfaction, la glace recouvrir le portrait.
— Ici ! » intima encore le comte à son domestique. Quand celui-ci fut devant lui. il le fixa droit dans les yeux. Henri se raidit aussitôt dans une attitude toute militaire. Et le comte lui appliqua sur la joue un soufflet retentissant.
« — Oh ! Gérard !… » s’écria Huguette, moins indignée pour ce subalterne que pour son mari.
— Va, butor ! » dit le comte au domestique, qui restait figé dans sa pose prussienne. « Ah ! Henri, le clairon sonne, sur le Rhin !
— Le clairon ? » répéta le domestique, avec un accent de tremblant enthousiasme. Et plus bas : « Bien, Monsieur le comte !
— Attention surtout à mes carnets de botanique, hein !
— Oh ! monsieur le comte !… »
Et on put voir le domestique retirer du cabinet de travail de son maître divers colis qu’il emporta successivement. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.