Mercredi 11 août.
« — Et maintenant, » dit le comte à sa femme, reprenant son ton habituel de cajolerie, « voyons votre demande, madame ? »
— J’y renonce, répondit-elle, découragée. Ton procédé avec ce domestiqué, ce portrait caché de l’Empereur, ça me déroute sur toi. Je ne t’ai jamais vu ainsi. On dirait que tu as un masque sur ton visage.
— Qu’importe, si j’ai toujours pour toi le visage d’un amoureux ?
— Mais ça importe beaucoup. Je t’ai toujours dit toutes mes pensées, moi.
— Eh bien ! continue. Je m’intéresse passionnément à tout ce qui te passe par esprit.
— Voilà ce que c’est… Mais… à quoi bon ?
— Voyons, mon mignon !… Tu es tourmentée. Et je suis là pour te rendre la paix.
— J’ai une envie, depuis tout à l’heure… C’est la grande mode, cette année, d’être de la Croix-Rouge. Je voudrais en être.
— Ce n’est que ça ?… Quand tu voudras, ma petite enfant !
— Tu veux bien ?… Oh ! ça me soulage. Ça m’ôte des idées que j’avais sur toi, depuis un moment… Mais ce n’est là que le moins difficile de ce que j’ai à te demander. » Elle fit appel à toute son énergie pour continuer. « Pour être de la Croix-Rouge », reprit-elle, « il faut être également Française.
— Nous avons la Croix-Rouge, en Allemagne aussi », lui rappela-t-il, affectant de ne point voir où elle allait en venir. Elle eut un mouvement de fatigue et de désistement. Pour la première fois, depuis son mariage, elle avait à lutter pour l’accomplissement d’un désir. Et son désir se heurtait à l’opposition de son mari. Elle se jeta dans un fauteuil.
« — Je ne peux pas !… » gémit-elle. « Je ne peux pas continuer. Tu fais exprès de ne pas me comprendre.
— Je comprends parfaitement que tu veux être de la Croix-Rouge. C’est la chose la plus facile du monde.
— Alors », lui lança-t-elle comme un poids dont elle se débarrassait, « tu veux ben demander ta naturalisation ?
— Ma naturalisation !… Moi !…
— Ce n’est donc pas ça, ta chose la plus facile du monde ?… Elle est accordée de droit, à tout étranger marié à une Française, depuis un an… Les formalités ne traîneront pas, avec nos relations… Et d’abord, toi, tu obtiens tout ce que tu veux.
— Ma pauvre petite cervelle de bengali ! » s’écria-t-il en lui prenant la tête dans ses mains et en la baisant au front. « Tu es d’une candeur… à faire envie à ton ange gardien ! » Il regarda sa montre : « Trois heures moins cinq ? Sapristi ! Attends ! Une minute seulement ! »
Il entra dans son cabinet, s’assit à son bureau, appuya sur le bouton du téléphone et, à la réponse de la sonnerie, il appliqua le récepteur à son oreille et demanda :
« — Le ministère de l’intérieur. Oui. Le cabinet du ministre. » Huguette l’avait suivi jusqu’au seuil de ce sanctuaire où elle ne devait pas plus pénétrer que qui que ce fût, sauf le fidèle Henri. À entendre les derniers mots de son mari, son visage contristé se rasséréna. Il allait donc faire ce quelle lui avait demandé ? Elle s’était donc méprise sur ses réponses évasives, sur ses réticences ? Son mari entamait la conversation. Et son anxiété ne tarda pas à la reprendre, mais pour un autre motif.
« — Le ministre est à la Chambre ? » disait-il. « À qui ai-je l’honneur ? — Le Chef de cabinet ? — Bonjour, Monsieur Bebigier.
— Excellence, je vous remercie — On a parlé de moi chez le ministre ? — On l’a trouvé ? — De simples notes de botanique. Oui. Vous savez, moi, j’adore les fleurs. — Un inspecteur ? Tiens ! que c’est curieux ! Ah ! le hasard ! — Oui, je connais cette engeance. Les agents qui font du zèle, c’est le fléau. — Ah ! Ah ! Il lui a lavé la tête ? Je reconnais bien là ce cher M. Chalvet. — On va me le renvoyer ? Tout de suite alors ? J’y tiens beaucoup. Il manquerait à ma collection. — Dites-moi, mon cher monsieur Berbigier, les routes sont toujours libres sur le territoire français ? — Hé ! il y a les gendarmes. — Pour quarante-huit heures encore ? C’est absolument sûr ? — Et peut-être pour toujours ? — Nul ne le souhaite plus vivement que moi. Merci cher monsieur ! Au revoir !
— Tu n’as pas tout dit », lui fit remarquer Huguette, comme il venait vers elle.
— Mais si, ils vont me renvoyer mon carnet .
— Ça, c’est encore une histoire !… Mais la naturalisation ?…
— Es-tu enfant, ma pauvre petite ! » lui répondit-il en riant. « Non, mais es-tu, enfant !… Tu t’obstines à ton caprice du jour, la Croix-Rouge, parce que c’est à la mode en France, parce que tu as vu un officier français, et que ça t’a fait penser à l’armée, à la revanche, à l’Alsace-Lorraine. Pourquoi ne me demandes-tu pas l’AIsace-Lorraine tout de suite ?
— Alors, tu m’as menti ?
— Peut-être toujours. Mais surtout quand tu as dit que tu aimais la France.
— Écoute ! Laissons la France tranquille et regardons les choses comme elles sont… C’est la guerre !
« — La guerre ! » fit Huguette dans un grand cri de stupeur. « Tout à l’heure encore…
— Tout à l’heure, je disais ce que je devais dire. Et, à toi aussi, je dis ce que je dois… Oui, c’est la guerre ! » insista-t-il, avec un accent de joueuse férocité qui fit frissonner la jeune femme. « La guerre formidable et splendide ! La guerre qui répand, dans l’Allemagne tout entière, un délire de joie ! Nous allons voir ça, Huguette ! C’est l’ivresse que nous attendions tous depuis que nous avons commencé de jouer au soldat !
— Tu vas partir en Allemagne ? s’écria Huguette, consternée.
— Nous allons partir !.. Allons, vite ! Tes malles sont prêtes pour Deauville ? Laisse-les. Il y en aurait de trop. Chez nous, tu auras tout ce qu’il faudra.
— Je ne veux pas aller en Allemagne », déclara. Huguette d’un ton boudeur mais résolu.
— Puisque j’y vais, moi… Ta es ma femme. Tu es Allemande aussi.
— Je ne veux pas quitter Paris, mes amies… Qu’est-ce qu’elles diraient ?
— Tu auras aussi des amies chez moi, ma famille.
— Ta vénérable mère qui surveillera ma légèreté française ? Tes sœurs ? Frida qui me jalouse et m’insultera ? Lisbeth qui me flagornera et ne me jalouse pas moins ? Et le lot de Mesdames les professeurs, de Mesdames les conseillers intimes dont toutes les gracieusetés balourdes me sont des avanies ?… J’en ai eu assez la nausée pendant notre voyage de noces.
— Tu as eu pourtant un succès !…
— Je crois bien ! J’étais une Parisienne, le phénomène, la bête curieuse, le veau à deux têtes, ou le monstre, la diablesse Mme Méphistophéla !
— De l’esprit ?… C’est bien le moment !… Réfléchis !
— Je né fais que ça depuis ce matin.
— Eh bien ! tu ne peux pas l’empêcher, tu es allemande.
— Je ne m’en suis jamais aperçue ! Et je ne me suis jamais sentie plus Française qu’en ce moment…- Oui, oui, je sais ! Je ne faisais pas de patriotisme ! Je trouvais ça vieux jeu !… Mais ces clairons et ces trompettes autour de nous, ce grand branle-bas des casernes que Thérèse m’a raconté, tous ces soldats qui s’arment, s’équipent et chantent, et mon ami de Lherm à peine guéri et prêt à courir à la mort pour la France !… ma pensée s’est éveillée comme d’un long sommeil… Mon histoire, ma littérature, toutes nos gloires, toutes les beautés de mon pays, ses malheurs aussi tout s’est mis à revivre en moi. J’en sentais vibrer ton mon être, pendant le déjeuner… C’était quel que chose de sourd, de profond, d’excitant… Dans un état pareil, que veux-tu que j’aille faire en. Allemagne ?
— Ton devoir, comme j’y vais faire le mien.
— Et ton devoir envers moi, qu’en fais-tu ?
— Ce devoir est de t’emmener. Tu n’es pas en sûreté, ici.
— Ça, par exemple !… Eh bien ! nous avons l’Italie. Sur les lacs, la saison est divine. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.