Jeudi 12 août.
— L’Italie va être en guerre aussi ; elle est notre alliée.
— Il nous reste la Suisse, l’Espagne.
— Et je serai un déserteur ! un traître, pendant que les miens se battront ! Ah ! non, je ne manquerai pas à l’appel qui sonne sur le Rhin ! La fête sera trop belle !
— Écoute ! écoute, Gérard ! » Huguette se prit la tête dans les mains. « Trop de choses se heurtent dans mon cerveau !… Et si tu meurs ?
— Ah ! » s’exclama-t-il d’un ton triomphant. « Tu m’aimes donc toujours ?
— Oui, je… » Et sa voix hésitant, à son propre étonnement. « Évidemment, je t’aime.
— Eh bien ! L’amour est au-dessus de tout.
— Prouve-le moi !
— Mais pour un homme, il y a la patrie, l’honneur !
— Simulateur !… Te moquais-tu assez de la patrie… pour les Français !… M. de Lherm a vu clair, lui.
— Ce Monsieur s’est permis ?… dit Gérard avec une méprisante irritation. « Il a osé insinuer que je ne t’aime pas ? »
— Ce n’est pas ça que j ai voulu dire.
— Que je le trouve au bout de mon sabre, mon Dieu !…
— C’est toi qui ne n’aimes pas…
— Depuis que tu l’as revu ! Je le sens ! Je le devine ! Tu n’es plus toi, pour me résister ainsi. C’est lui qui t’a mis en tête les lubies du patriotisme, qui ne sont que des prétextes pour ne pas lui déplaire. Mais les lubies, ça se guérit… par les changements d’air… Huguette, tu vas partir avec moi !
— Je ne partirai pas !
— Je te l’ordonne ! Entends-tu ! Je te l’ordonne !
— Je ne partirai pas !
— Oh ! » Il s’avança sur elle, menaçant. Elle se redressa, dans la même attitude qu’elle avait vue au domestique, tout à l’heure. II haussa las épaules.
— Mais comprends donc », dit-il, « que je pars, moi, et que j’ai besoin de toi ! Que tu m’aimes autant ou que tu m’aimes moins, je ne peux pas me passer de toi !… Petite Française, rebelle à la règle, je t’ai laissé la bride sur le cou, parce que ça m’amusait de te voir cabrioler en liberté. Mais les jours sérieux sont venus, ma belle ! Et je vais te serrer le mors !
— Enfin, je sais donc pourquoi ta m’as épousée !… J’étais un jouet vivant bien agencé, bien fignolé, gracieux dans ses mouvements, plaisant à voir, à manier comme à montrer, pas made in Germany, non, un article de Paris, un vrai !… Et tu as choyé ton joujou, tu l’as paré, tu l’as mené prendre ses ébats partout où il avait du soleil et des fleurs, de la lumière et des parfums, de la mousse de Champagne et des violons pâmés, de la soie, des dentelles, des bijoux et en peu de crapule aussi ! Tu le donnais en spectacle !… inconscient de ce qu’il était pour toi, ce joujou enivré, ce joujou en délire se croyait chaudement aimé !… Pour toi, c’était tout simple ! L’un des vôtres n’a-t-il pas dit : »La femme doit danser devant le guerrier ?…’’ J’avais ri de cette formule, de cette formule des hordes, appliquée encore en Asie. Et je me croyais, non pas une sultane, une almée, une bayadère, mais une femme, un être sinon fort comme son mari, au moins son égale en. intelligence, en ouverture d’esprit sur toutes choses, et peut-être au-dessus de lui en ressources de tendresse et en dons du cœur !… Non ! Je dansais devant .mon guerrier !
— Je te savais une bonne culture littéraire, Huguette », dit Gérard qui avait recouvré tout son sang-froid. « Mais à ce point-là !… Mes compliments !… J’en reste aussi émerveillé que le prophète Balaam, quand il entendit son ânesse parler…
— Oh ! tes plaisanterie», tu sais…
— Mais, c’est moi que je plaisante et non pas toi… Donc j’ai méconnu des besoins intellectuels que tu avais, paraît-il… Du diable, si je m’en étais douté !… Moi, tu sais, toutes ces choses de l’imagination, j’en ai été détourné par le positif de mes études scientifiques. Puis je me suis jeté à corps perdu dans l’activité physique, durant mon apprentissage d’officier. Maintenant, mes énormes affaires commerciales m’ont absorbé. Je t’ai entraînée dans ma dissipation mondaine et le noctambulisme élégant. Tu n’y as pas boudé, toi non plus. Il fallait bien que je me délasse… Je t’ai épousée. Une femme est indispensable dans la vie d’un homme.
— Oui, une femme quelconque.
— Non, ma chère. À un homme sur chargé de travail comme moi, il faut une femme à portée de la main, aux intervalles où sen activité fait relâche, une femme liée à soi de telle manière qu’on n’ait pas à interrompre son labeur pour contrôler ses pas et démarches, la femme légitime, enfin.
— L’épouse et la maîtresse, en une seule femme.
— Tu ne vas pas me le reprocher, je suppose ?
— Non. Ç’a été mon propre programme de mariage… Et c’est de ça que je suis… bouleversée… Je ne t’avais pas vu tel que tu es, Gérard. Et je ne m’étais pas vue, moi-même telle que je suis. Tu ne peux pas imaginer ce qui se passe en moi, depuis que le suis là, à me débattre contre ta volonté. Tu es si complètement si rudement Allemand !… Et je croyais que tu ne l’étais pour ainsi dire plus… Ah !… gémit-elle en essuyant des larmes qui lui coulaient des yeux, « de te voir aussi Allemand que tu es, c’est presque comme si je t’avais vu me tromper avec une femme ! C’est presque aussi douloureux !
— Ne me dis pas ça ! Ne me dis pas ça ! » la supplia-t-il avec emportement. « Cela m’a-t-il empêché d’être pour toi d’une fidélité exemplaire ? Et Dieu sait si elle a été mise à l’épreuve, dans tout ce dévergondage parisien ! Et toi, n’as-tu pas partagé toutes les profondes joies que nous avons eues à nous aimer ?… Qu’est-ce que ça fait donc à l’amour, la différence des nationalités !.. Tu parais un peu lasse de notre vie brillante et haletante ?… J’ai cru qu’elle était ton rêve…
— Je l’ai cru aussi… Et c’est surtout de ça que je m’en veux… Depuis, tiens ! Oh ! je veux te livrer mes plus profondes pensées, quoi que tu en puisses dire… Depuis un certain regard de François de Lherm sur tout le luxe que tu m’as donné… Tu n’as rien à craindre pour ton bonheur. Je me suis juré d’être une femme fidèle… Pourquoi nous sommes-nous épousés, toi, un Allemand, moi, une Française ? Toi, je le sais. Pour des charmes d’une certaine qualité que tu as cru trouver en moi. Mais moi ?… Ah ! je ne suis pas fière de voir clair en moi, pour la première fois que j’y regarde !… La vie, la vie riante, la vie toute en parties de plaisirs enchaînées les unes aux autres ! La vie où on se repose à peine d’une fête pour courir à une autre ! Les émotions du jour effaçant celles de la veille ! de la joie, de la joie où on baigne, et encore plus de joie ! un tourbillon de jouissances entre lesquelles, on n’a même pas toujours le temps de choisir, voilà, au fond, le mirage éblouissant tendu par la pensée du mariage devant les yeux de toute jeune fille pourvue de quelque agrément, si le hasard lui donne à épuiser toute sa chance !… On s’est mis, depuis quelque temps, à. nous préserver des anciennes niaiseries, à nos ouvrir les yeux sur tout, comme aux garçons, à nous les fixer sur les réalités. Je te réponds que nous avons des aptitudes à démêler ce qui compte dans le monde : l’argent et tout ce qu’il procure, cette magie du grand luxe partout étalé dans Paris, comme un rêt diamanté et étincelant !… C’est l’âme captive de cet enchantement, que nous guettons le mariage. Et l’homme qui vient nous en offrir l’accomplissement est pour bien peu de chose dans la fascination qui nous y conduit.
— Si je te comprends bien », dit froidement Gérard, « « tu me reproches d’être trop riche ?
— Non. Mais que ta fortune ait déterminé mon amour pour toi.
— La fortune n’a d’autre fin que de servir la beauté.
— C’est bien ça ! Elle est pour parer la danseuse !
— En ce moment, tu es aigrie contre elle, parce qu’il te faut quitter Paris. Tu es exaltée, très exaltée… Tu souffres d’une crise d’idéalisme et tu te révoltes contra la réalité… Je t’en plains sincèrement… » Le portier s’approchait avec une carte de visite. Il s’interrompit pour lui dire : « Faites monter ». Et il reprit : « Tu m’as dit tout a l’heure que tu t’es juré fidélité à tes devoirs de femme. Il y a des devoirs de mère aussi. Fais-moi un plaisir : monte près de notre fils. Et, dans une demi-heure, je suis sûr que tu seras dans la cour, en costume de voyage. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.