Mercredi 18 août.
Le seul indice que l’on y veillât encore était la clarté qui filtrait par les lames des volets d’une fenêtre du rez-de-chaussée. Le seul bruit que l’on aurait pu percevoir de la cour de la ferme, aurait été celui du pas cadence sur les routes sonores qui sillonnaient le pays, de patrouilles lancées dans toutes les directions. Mais il ne paraissait pas que personne fût aux écoutes de cette randonnée inusitée et ignorée aux alentours. Et, au dehors de l’habitation rustique régnait la même immobilité que sous l’immense couvert, de la forêt et à la surface du domaine.
Dans la grande salle basse de cette demeure assoupie pour le repos, nocturne, trois femmes se serraient cependant, sous le vaste manteau de la cheminée, autour d’un large fourneau en fonte dont les cuivres, frottés avec soin, luisaient dans l’ombre épaissie, en arrière de leur groupe muet et accablé. On aurait pu les croire retenues dans une demi-hébétude par le brasier rouge du fourneau surmonté d’une grosse et haute marmite où bouillait, dans l’eau, un décalitre au moins de pommes de terre et de raves pour la nourriture du bétail à l’engrais.
Mais ce n’était pas le violent éclat de la houille incandescente, ni le ronflement rageur de la flamme prisonnière dans l’étroit foyer, ni les floc ! floc ! de l’eau dans la marmite où baignait la pâtée prochaine qui absorbaient la rêverie de ces trois personnes prostrées dans l’agréable tiédeur de la salle. Leurs visages également graves répétaient des pensées douloureuses… De temps à autre, l’une ou l’autre exhalait un profond soupir. Et elles ne savaient que trop quelle angoisse commune les étreignait pour avoir à en commenter entre elles cette involontaire manifestation.
Des rouages grincèrent dans la gaine en bois fleuri d’une horloge dressée à un angle de la pièce et mirent en mouvement sa sonnerie.
À ce bruit, 1a plus âgée des trois femmes tourna la tête vers le cadran de porcelaine entouré d’un cercle de cuivre doré. Son visage hâlé, sillonné de quelques rides reçut ainsi la lumière d’une lampe à huile posée sur une longue table massive proprement. Lavée.
« — Neuf heures ! » gémit-elle. « Le père devrait être là ! Et ce petit André ?… Depuis une heure et demie qu’il est parti à Audun ?… C’est pourtant pas si long qu’une audience du juge de paix de dire au vétérinaire que La Roussette a de la boîterie. »
La fermière, Véronique Matheron, qui rompait le silence la première, était une femme sèche, et d’assez forte, carrure, aux yeux vifs, au nez impérieux, au large front sous des cheveux grisonnants. Avec son air, comme on dit, de mener son monde à la baguette, c’était une de ces paysannes ordonnées et actives, comme il y en a tant parmi nos populations rurales, et qui font la prospérité d’un domaine.
— À un homme fait, il faut bien ça ; une heure et demie aller et retour, mère », lui fit observer la seconde des deux femmes. « Et pour peu qu’on l’ait retenu à jaser de l’aéroplane… »
Celle-ci, la bru de Véronique, était dans tout l’éclat de la jeunesse et de la santé. Un sang vigoureux lui colorait un peu trop les joues qu’elle avait d’un ovale régulier, avec un menton petit, une bouche d’un beau dessin, des yeux bruns où dormait une intense lumière, et des cheveux noirs enroulés en masse épaisse au-dessus de la nuque, comme à la ville.
« — Tu as raison, ma fille. Et ce petit a bien pu s’attarder un peu.
— Et puis », proposa encore Rose, « il y a aussi les nouveaux soldats amenés au repos dans le bourg. Il aura voulu les voir, ce garçon.
— Tout ça est possible. Mais je l’aimerais mieux ici », répliqua Véronique. « À cette heure, bêtes et gens, tout doit être rentré. Le souper avalé, la prière dite et chacun au lit, on s’est toujours bien trouvé de çà, à La Feuillée, depuis que j’y gouverne. » Et passant de la contrariété qu’elle éprouvait d’une dérogation aux habitudes de la maison, à son anxiété, elle ajouta : « Le petit, passe encore ! Les routes sont désertes, et il n’y a pas de mauvais rôdeurs dans le pays… Mais le père ?… Sait-on s’il ne sera pas allé trop loin à accompagner ces aviateurs ?… Qu’ils tombent sur des Boches, et leur affaire est faite.
— Oh ! » protesta Rose, « tant que Madame est ici, les Boches…
— Ceux qui sont sur la commune, oui… Et encore, s’il y en avait à le pincer en train de faire évader des aviateurs français, qu’est-ce que Madame y pourrait ? Mais s’il était pris en dehors de la commune ?… Ça n’est pas si loin, le bout du sentier des Gardes… II y a beau temps qu’il devrait être ici, s’il ne l’a pas dé passé.
— Il va rentrer d’une minute à l’autre », assura Rose. « Si seulement mon Lucien et notre pauvre Jules n’étaient pas plus en danger… Qu’est-ce qu’ils deviennent ? » ajouta-t-elle avec un soupir. « Où sont-ils ?… Sont-ils encore vivants ?… Depuis plus de trois mois qu’on est séparé de la France et que la bataille fait rage partout, c’est miracle s’ils ne sont pas morts. » Et des larmes coulèrent sur ses joues brillantes.
« — Ne dis pas ça, ma fille ! » la supplia Véronique. « Ne pense pas ça ! Tu leur porterais malheur… Mon Dieu ! Et les pommes de terre ?… Où as-tu la tête, Odile ? Elles vont être brûlées.
C’était à la servante que Véronique adressait cette admonestation de bonne ménagère. Odile se dressa en sursaut. Elle s’approcha du fourneau, où le feu commençait à baisser. Elle s’enveloppa la main dans un coin de son tablier et souleva le couvercle de la marmite. Quelques pommes de terre, à travers la vapeur de l’eau bouillante où elles trempaient à peine, apparurent toutes crevassées.
« — Oh ! elles sont cuites », dit la jeune servante.
Et, la main toujours enveloppée de son tablier, elle saisit l’anse de la marmite la souleva du fourneau, d’un mouvement vigoureux et l’emporta, un peu distante d’elle, le bras gauche tendu, pour faire équilibre au poids qui alourdissait sa main droite.
« — Tu peux aller te coucher, Odile », dit Véronique.
— « Merci, Mame Matheron !… Bonsoir tout le monde !
— Bonne nuit Odile ! » répondirent les deux femmes. Et Véronique ajouta, serrant son châle de tricot sur ses épaules : « Quel froid il fait ! Y a pas, faut encore mettre du charbon. Ils ne pensent pas à ça, le père et c’t’étourneau d’André. Avec ça qu’il est bon marché, le charbon, depuis que les Boches nous le vendent ! Si je n’en avais pas fait ma bonne provision avant la guerre, nous serions propres.
Elle versait, en même temps, une grosse pelletée de combustible dans la bouche du fourneau. Et, oubliant qu’elle venait de frissonner, sous la morsure de l’air glacial, elle marcha vers la porte et sortit dans la cour, tendre l’oreille au silence obstiné de l’espace immobile.
II
Elle était à peine dehors, que parut, en haut de l’escalier qui montait de la salle aux chambres du premier étage, une jeune femme enveloppée d’un ample manteau d’épais lainage de couleur grise.
« — Madame Huguette ! » dit Rose, à sa mère.
« — Je vous croyais couchée, Madame.
— Vous ne voudriez pas, tant que Matheron et André ne sont pas rentrés.. Je viens faire la veillée avec vous. Bébé a consenti enfin à faire dodo. J ’ai vu le vôtre, dans votre chambre, en passant. Il dort comme un ange.
— À trois ans, Madame » répliqua Rose, en offrant une chaise devant le feu, à Huguette d’Auersfurth, « ça commence à vous laisser un peu tranquille ces petits-là, heureusement !
— Vous ne regrettez pas pourtant la peine qu’il vous a donnée ?
— Mon Julou ? Le petit gars à mon Lucien ? Sûr que non que je ne la regrette pas !… Et puis, cette peine des mères avec leurs petits, qu’est-ce que c’est, à côté de la peine des hommes, par ces temps de malheur ?… Je ne sais plus rien de mon Lucien. Je ne sais plus s’il est à geler, à c’t’heure, à avoir faim, dans une tranchée, ou s’il est blessé, ou s’il est tué, peut-être…
— Oh ! voyons !… Il faut croire qu’il aura la chance. Il en réchappera. Rose ! Vous le reverrez ! ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.