jeudi 19 août.
— Est-ce qu’on sait ! » gémit Rose, en s’essuyant les yeux. « Mais faut ben s’faire à c’t’idée tout de même qu’y pourrait ben n’pas r’venir. Ça n’écarta pas le malheur de ne pas l’prévoir… Alors, il me resterait quand même qu’éque chose de lui à aimer, qu’éque chose qui serait lui, plus petit, et qui grandirait, et que j’aimerais comme si c’était toujours lui… Ah ! je suis pas pour avoir peur des enfants, moi ! L’enfant c’est son père qui recommence et qui continue. »
Huguette écoutait la jeune paysanne, avec un peu d’émerveillement dans les yeux, et un attendrissement qui la fit lui saisir la main :
« — Ma brave Rose ! » lui dit-elle. « Vous en êtes une brave femme, vous !
— Oh ! Madame, on est du bon monde, voilà tout.
— Vous n’avez pas étudié, ce qui s’appelle étudié. Et vous raisonnez beaucoup mieux que beaucoup de savants renommés.
— J’sais pas ce que raisonnent les savants. Mais c’est ça que je sens, et je le dis comme ça me vient. Moi, c’est surtout mon mari que j’aime dans mon enfant. C’est comme ça aussi, vous, Madame ?
— Moi ? » fit Huguette, comme si elle avait reçu, soudain, un coup d’épingle. « Non. Ce n’est pas tout à fait comme ça. J’aime surtout, en mon fils, l’homme que j’en ferai. Et il ne sera pas son père. Ça, je me le promets. Voyez-vous que je l’aie choyé, pendant vingt ans, pour le trouver un de ces affreux soudards qui préférerait son Allemagne à sa mère, comme son père me l’a préférée ! Non, non ! Je l’aimerais moins, si je ne me croyais pas sûre d’éviter ça. Dieu sait pourtant si je l’aime ! Tenez, si nous avons eu du mal à l’endormir, avec la nourrice, c’est que j’étais à le pouponner, à lui faire faire risette, à lui ronronner je ne sais quoi, un tas de ces mots câlins et bêbêtes qui sont les délices des mamans… Et cette folie d’adoration m’a prise tout de suite. À Paris, chaque fois que j’arrêtais mes regards sur lui, je me sentais étonnée que cette petite chose rougeaude me fût si chère. Maintenant, c’est encore bien mieux, son moindre cri me fait tressaillir. Ses petites grimaces, que j’appelle des sourires, me pénètrent de joie. Toute ma vie est attachée à son souffle. Nous ne savons pas ce qui se passe en France. Mais j’ai idée que la guerre aura eu ça de bon : elle aura appris aux femmes à aimer les enfants.
… Mais comme Véronique s’attarde ! Elle va geler dans cette cour.
— C’est que le père ne revient pas, ni André. Elle est inquiète », dit Rose.
— Ils devraient être rentrés, pourtant » remarqua Huguette.
« — Le ciel est clair, n’est-ce pas ? » répliqua Véronique. « Il n’y avait pas un nuage, quand je suis sortie. J’écoutais, de toutes mes forces, si je ne reconnaîtrais point le pas du père. Les bruits viennent de loin, quand la terre est gelée, et qu’il n’y a pas miette de vent. Et j’ai entendu, à droite, à gauche, devant moi, non pas un pas, mais des pas d’hommes en troupe, et des cailloux qui roulaient, dans les sentiers, sous des souliers ferrés. “Mon Dieu !” me suis-je dit, “c’est Matheron qu’on cherche ! S’il a pris par la route, il est perdu. Et si le commandant a trouvé des traîtres, à Audun, pour guider ses hommes, il est perdu encore.” Je me retourne pour rentrer. Et, par-dessus le toit des granges, qu’est-ce que je vois ? Comme un gros nuage qui monte au-dessus du château. Je cours derrière les granges. Ce n’est pas un nuage. Le ciel est aussi clair qu’ici. C’est de la fumée, une fumée noire et qui s’épaissit. Je n’ai pas vu de flammes. Mais le château brûle, je vous dis ! Ça ne peut pas être autre chose… Alors, le château en feu, des soldats sur les routes, qu’est-ce qui va nous arriver, mon Dieu ! »
Huguette et Rose haletaient de stupeur et d’effroi, pendant que Véronique faisait ce récit.
« — Rose ! » dit Huguette, « ma toque de loutre, des bottines, vite !
— Qu’allez-vous faire, madame ? » lui demanda Véronique, pendant que Rose, ses sabots ôtés, grimpait vivement au premier étage.
« — Courir à Lherm, faire éteindre le feu » répondit Huguette. « C’est dix minutes à bicyclette. » Elle était très pâle. Mais ses dents serrées, ses sourcils froncés, la flamme de ses yeux indiquaient la ferme résolution qui venait de succéder en elle à sa première frayeur.
« — Mais, Madame », objecta Véronique, « il n’y avait personne au château. S’il brûle, c’est que le nouveau commandant a donné l’ordre d’y mettre le feu.
— Et je lui donnerai l’ordre de l’éteindre moi ! » riposta Huguette. « Je lui apprendrai que la commune d’Audun-le-Chesnu, parce que la comtesse d’Auersfurt l’habite, est exempte des horreurs qu’ils ont faites partout. »
Son cœur s’était ému aussitôt, à l’image de son ami d’enfance désolé devant les mines de ce manoir où toute sa lignée avait ses racines. Et ce cri spontané de sa sollicitude aurait pu lui révéler si elle n’en était pas encore bien consciente quelle tendresse pour le jeune officier couvait en elle, depuis qu’elle savait l’ardente et triste passion dont elle lui avait, sans le vouloir, arraché l’aveu.
Le lien entre cette vision du déjeuner de l’avenue de Tourville et le sinistre qui atteignait le château lui donna aussitôt une de ces intuitions qui sont des illuminations du cœur.
Rose était accroupie devant elle et lui laçait les bottines jaunes qu’elle lui avait apportées.
« — Je suis assez malheureuse d’être une Auersfurth », ajouta-t-elle. « C’est bien le moins que, dans ce cas, ça me serve à quelque chose.
— Les flammes sortent par les fenêtres », dit Rose. « On les voit très bien de votre chambre, madame.
— Ce pauvre François ! Sa vieille maison de famille en cendres ! » gémit-elle. « Quel chagrin pour lui, après1a guerre ! Ah ! je ne permettrai pas ça !
— C’est ce nouveau commandant, arrivé aujourd’hui. Il ne sait pas encore les ordres donnés, à la demande de Monsieur le comte », insinua Véronique. « Il aura cru peut-être que les aviateurs se sont cachés au château. Et il y a fait mettre le feu.
— Le. Commandant !… dit Huguette, avec un rire sarcastique. « Je ne l’ai pas vu. Personne ne m’a dit qui il est. Mais je le devine, allez ! Je peux vous le nommer aussi sûrement que si je l’avais là, devant moi. Ce commandant, c’est mon mari ! Et cet incendie, c’est sa vengeance !
— Mon Dieu ! » s’écria Véronique. « Un homme qui a protégé tout le pays, pourtant, parce que vous y êtes… Et les Messieurs de Lherm ne lui ont rien fait.
— Si ! François. Il l’a vu, deux heures à peine, chez moi, à Paris. Il l’a soupçonné d’être amoureux de moi. Et c’est vrai. J’avais eu l’étourderie de le faire avouer à François. Tout de suite, mon mari en a été jaloux. Il a compris aussi que François a été pour beaucoup dans mon refus de le suivre en Allemagne. Et il le déteste. Si le château de Lherm brûle, c’est que mon mari est là.
— Mais alors, si Matheron était pris !… » gémit Véronique.
« — Ah !… » fit Huguette, suspendant l’expression de la crainte que cette éventualité lui inspirait. « Mais c’est le château qu’il faut d’abord sauver, si on peut. Rose, mon revolver, s’il vous plaît… »
Et, tandis que la jeune femme remontait l’escalier en courant, Huguette ajouta : « Avec ces soudards de mon mari, déchaînés sur les routes, vous comprenez !… Le premier qui me touche, une balle dans la peau !
— La femme de leur commandant ! Ils n’oseraient pas ! »se récria Véronique. « Et il a dû leur donner l’ordre de respecter les femmes, votre mari. Il ne doit pas être aussi méchant que les autres. Sans ça, il n’aurait pas obtenu qu’on nous laisse tranquilles, dans la commune, à cause de vous.
— Oh ! ce n’est pas par bonté qu’il a fait ça », expliqua Huguette. « Jusqu’à notre séparation, je ne le connaissais pas. Je le voyais d’une certaine façon, et il était d’une autre. C’était comme s’il avait eu un masque. Mais 1e masque s’est déchiré, le jour où il m’a quittée. J’ai regardé sa figure réelle, ce jour-là. François de Lherm avait commencé à m’ouvrir les yeux. C’est un Allemand, un Allemand forcené, une espèce d’homme dont je n’avais pas idée, ma pauvre Véronique. Ce qu’il a fait ici, à cause de moi, c’est pour me duper encore sur lui. Il a voulu remettre le masque, se montrer généreux, soucieux de ma tranquillité, attentif à me plaire. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.