Samedi 21 août.
— Oh !… Bien enveloppé dans les couvertures de son berceau et dans des châles, sous mon manteau… Rose, Angèle n’est pas couchée elle m’attend. Montez lui dire de prendre bébé, tel qu’il est, son petit, matelas sous lui, sans l’éveiller, et de le descendre ici. Qu’elle s’habille aussi de ce qu’elle a de plus chaud.
— Mais vous n’avez pas idée de la maison de ces bûcherons ! » dit encore Véronique. « Déjà, c’est bien pauvre ici, pour vous. Mais là-haut, c’est la misère en quat’ volumes !
— Et si mon mari me fait conduire en Allemagne ? À Paris, j’ai pu lui résister. Il est le maître, ici. Et, quand il est le maître, celui-là !… Non, non !… Tout, plutôt que d’être à sa merci !… Je ne veux pas aller en Allemagne ! Je ne veux pas qu’il y envoie mon fils !
— Alors, mon pauvre Antoine » dit Véronique, avec un accent de déférence résignée, « s’ils le prennent ils l’ont déjà pris, peut-être, puisqu’il n’est pas là. Ils l’ont peut-être emmené à Audun… Et, vous partie !… » Un brusque sanglot lui contracta la gorge. « Si ce commandant est Monsieur le comte, comme vous croyez, p’t’êt’ qu’il serait moins méchant, à cause de vous. Mais faut bien que vous pensiez à vous, Madame. C’est de toute justice. »
Rose et Angèle, son nourrisson sur les bras, descendaient l’escalier avec précaution. D’un geste, Huguette ordonna à la nourrice de déposer l’enfant sur le lit, et elle dit à la fermière :
« — Ma- pauvre Véronique, c’est vrai, je ne pense qu’à moi !… S’il ne me trouvait pas ici, mon mari serait véritablement enragé… Et qu’est-ce que mon malheur, auprès de ce que serait le vôtre ?… Vous avez raison. Je n’ai pas le droit de m’en aller.
— Oh ! Madame !… Toute petite, je vous ai vue déjà si bonne ! Vous partagiez toujours vos bonbons avec mes gars, et vous n’aviez pas peur de jouer avec quoique demoiselle.
— C’était tout naturel, ma bonne Véronique », répliqua Huguette. Depuis le temps que les Matheron travaillent pour les Guérin, ça met entre eux comme une parenté. »
La porte venait de se rouvrir. André Matheron parut, l’air assez déconfit.
« — C’est plus la peine de partir, Madame », dit-il. « Y a une sentinelle à la porte de la cour, une autre au coin des étables, sûrement une autre du côté du jardin. Alors, pus moyen de passer nulle part.
Il y eut un nouveau silence. L’horloge se remit à sonner. Et chaque coup du petit marteau sur le timbre de bronze trouait les ténèbres comme un avis menaçant.
« —Et ne pas savoir c’qu’il fait, où il est, ce qui lui arrive, enfin ! » se lamenta Véronique. « À c’t’heure, on devrait être tous couchés… C’est qu’ils peuvent me le tuer, n’est-ce pas, Madame, pour c’qu’il a fait ?
— Oh ! voyons, Véronique ! » protesta Huguette, en haussant les épaules. « Je suis là, moi ! C’est bien assez que mon mari ait brûlé Lherm. Je ne lui permettrai pas d’autres abominations.
— Et si ce n’était pas votre mari, ce commandant ?
— J’en suis aussi sûre que si je le voyais là, devant moi !
— Et si on avait emmené Antoine à la commune, une fois qu’on l’aurait pris, pour lui faire son affaire ?
— Il n’y aurait pas des sentinelles autour de la maison, si on n’espérait pas le trouver ici.
— Et dire que s’il n’avait fait qu’aller et revenir, il serait là ! On le trouverait bien tranquille. Il n’aurait pas même l’air d’être sorti de la soirée.
— Ne vous tourmentez donc pas com me ça, ma pauvre Véronique ! » la supplia Huguette.
« — Mais pensez donc, Madame ! Un homme qu’on a aimé voilà bien trente cinq ans ! On a vécu avec lui, tous ces jours depuis ce temps-là. On a eu les mêmes bonheurs et les mêmes misères. On a trimé ensemble. On a amassé un peu d’bien. On a eu des enfants, et du mal à les élever…Et tout à coup, parce qu’il vous tombe du ciel deux soldats qu’il faut sauver des Boches, on me fusillerait mon pauvre mari !… Ah !… » Elle porta son mouchoir à ses yeux. Les larmes lui coupaient la parole.
« — Mais, maman !… » dit André, qui avait aussi les yeux humides, « il n’arrivera point de mal à papa, puisqu’il a fait une bonne action.
— Et son devoir de maire, est-ce qu’il l’a fait ? » dit Véronique, avec un peu d’amertume…
— Il ne pouvait pas livrer des Français à l’ennemi, mère », objecta Rose, avec fermeté.
— Un lieutenant et un sergent ! » se récria André avec admiration.
Un bruit de pas et de sabre battant sur des talons se rapprochait dans la cour ! Chacun se dressa aussitôt.
« — C’est lui ! » dit Huguette d’une voix étouffée. « C’est mon mari !
— Sainte-Vierge », soupira Véronique Matheron.
Et la porte s’ouvrit.
IV
Le major d’Auersfurt parut, un peu épais, dans le manteau de peau de chèvre qui lui tombait des épaules jusqu’au milieu de ses bottes de cuir fauve. Véronique, Rose, André, la nourrice, s’étaient groupés entre le lit et l’escalier et Huguette était au milieu de la salle.
« — Ah !… ma femme ! » fit le major, avec un accent de profonde satisfaction et en ôtant la casquette plate dont il était coiffé. « Bonsoir, Huguette ! » Et il lui tendit la main.
« — Bonsoir, Gérard », lui répondit Huguette. Et, pour éviter de mettre sa main dans la main qu’il lui offrait, elle lui présenta une chaise devant le feu. « Vous devez avoir froid », ajouta-t-elle. « André, un peu de charbon, mon petit. »
Tandis que l’enfant bourrait le fourneau, Gérard dit à sa femme :
« — Hein ! Je vous en fais une surprise !
— Pas du tout », répondit-elle.
« — Ce petit garçon m’avait reconnu ?
— Pas positivement. Mais vous avez eu une façon de vous annoncer à moi qui ne me laissait aucun doute sur votre présence.
— Je ne vous ai envoyé personne. »
De pitié pour sa lourdeur d’esprit, Huguette haussa les épaules.
« — Et l’incendie de Lherm ? » lui dit- elle. « Il n’y avait que vous pour faire ça.
— Ça vous a indignée ?
— Je trouve ça révoltant !
— Oh ! oh ! vous êtes sévère !… Mais comprenez donc ! Je ne pouvais pas faire autrement.
— Et pourquoi ?
— M. de Lherm m’avait offensé. Je devais me venger.
— De quoi, mon Dieu ? à déjeuner, chez nous, il a été parfaitement correct.
— Il a voulu me faire du tort dans votre esprit. Il vous a dit que j’étais, avec vous, un simulateur.
— Ah ! » fit Huguette, comme au rappel d’urne vétille. « Je me souviens, en effet. Et vous, aussitôt : “Que je l’aie au bout de mon sabre, mon Dieu !”
— Je ne l’ai pas eu au bout de mon sabre. Mais j’ai trouvé son château sur mon chemin… Et j’ai puni le pécheur !
— « Pécheur ! Lui ! François !… C’est la piété et la vertu mêmes !
— Et son amour pour vous ?… Il est dit : “Tu ne convoiteras pas la femme de tan prochain.”
— Ah ! ça, par exemple !… » s’écria Huguette, en sursautant sur sa chaise. « Mais il ne m’a pas convoitée, le pauvre garçon !
— Il y a cette parole de Christ, aussi : “Et moi je vous dis : celui qui regarde une femme avec des yeux de concupiscence, celui-là a déjà commis l’adultère dans son cœur.” M. de Lherm était coupable. Je lui ai infligé le châtiment du Seigneur.
C’était, si bouffon, si inattendu que Huguette éclata de rire.
« — C’est admirable ! » s’écria-t-elle. « Vous êtes jaloux ! Et à tort encore ! Vous vous vengez ! C’est un péché, ça, un vrai ! il me semble. Et, en le commettant, ce péché, vous dites : J’exerce la justice de Dieu !
— Vous riez de ça, Huguette, parce que vous êtes sans religion. Mais moi, je suit un homme religieux.
— Le Pharisien aussi. » ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.