Dimanche 22 août.
À ce dernier mot, dont Huguette n’avait pas calculé la portée agressive, le major se leva. Il regarda le groupe immobile devant le lit. Et il dit, d’un ton irrité :
« — Tout ce monde, c’est insupportable ! Sortez ! »
En se dirigeant vers la porte, les trois femmes et le jeune garçon dégagèrent le lit. Et le major y aperçut son fils qui dormait dans un amoncellement de blancs lainages.
« — Mon fils ! mon petit ! » rugit-il, avec un accent de joie sauvage.
« — Pas si-fort donc ! » lui enjoignit Huguette, d’une voix étouffée. « Vous allez le réveiller.
— Mais je peux le regarder ?
— Naturellement. »
Le major prit la lampe, sur la table, derrière lui, et s’avança sur la pointe des pieds.
« — Donnez ! » lui dit Huguette. « Je vais vous éclairer. »
Dans le mouvement qu’il fit pour tendre la lampe à sa femme, il pencha un peu son visage vers elle. Elle eut un léger haut-le-corps, à l’effleurement de son haleine.
« — Mais vous sentez le vin ! » lui reprocha-t-elle, en un cri assourdi.
« — Il y avait de bon Champagne, dans la cave de M. de Lherin », répondit-il, goguenard et satisfait. « Une bouteille ou deux, c’est un assez bon remède contre ce froid de loup.
— Je parie que vous avez fait vider toute la cave.
— Vous ne voudriez pas que je l’aie laissée sous les cendres de l’incendie. Et, si les autres vins valent le Champagne !… » Et il fit claquer sa langue.
« — Vous allez tout expédier chez vous, naturellement ?
— Non… Il y a tout ce qu’il faut, chez nous, grâce à Dieu !… Mais, dans nos abris d’officiers, les journées sont longues et même les nuits… Il nous faut bien de quoi nous ragaillardir un peu. »
Huguette secouait la tête. Elle n’arrivait pas à trouver d’expression égale à son indignation et à son étonnement.
« — Vous voilà toute scandalisée ! » ajouta le comte Gérard d’Auersfurth.
« — Je l’avoue. Ainsi, vous, un grand seigneur ; je ne dis pas un gentilhomme, parce qu’un gentilhomme, c’est une espèce d’homme qui ne doit pas pulluler en Allemagne, mais un grand seigneur, puissamment riche, et un officier, tout de même, vous pratiquez tranquillement l’incendie et 1e cambriolage !
— Huguette ! » protesta-t-il, d’une voix forte et menaçante.
« — Plus bas ! » lui dit-elle, avec un geste de la main pour modérer le ton qu’il prenait avec elle.
« — C’est vrai ! » dit-il à mi-voix, en regardant vers le lit. « C’est vrai ! Je m’emporte… Mais aussi, vous me dites des choses !… Ah ! je suis contrarié, Huguette, très contrarié que vous ayez gardé toutes vos façons de penser françaises. Je m’étais dit : “Cette guerre l’aura éclairée. Elle ne se sera pas bouché les yeux devant la force et la gloire de notre Allemagne. Elle aura fini par comprendre un peu, à notre manière allemande. Mais non ! Je vous trouve toujours prisonnière de vos enfantillages, français.
— Ah ! je m’en flatte ! » lui affirma Huguette, fermement. Et elle reposa la lampe sur la table.
« — Qu’est-ce que la guerre ? » poursuivit-il, en s’animant, malgré lui. « Une espèce de tournoi où l’on rivalise d’adresse, d’élan, et de courtoisie ? » Il haussa les épaules. « Bon pour des Français avides de l’admiration des femmes. C’est enfantin, cette conception-là… La guerre, c’est des millions d’hommes lancés aux mille volcans de la mort. Mais c’est aussi, tant qu’ils survivent aux éruptions de mitraille et de feu de leurs bouches infernales, les héros affranchis de toute entrave à leurs appétits ! La guerre, c’est l’ennemi livré à la force écrasante de nos coups, et ses biens, tous ses biens offerts aux puissances de vie qui nous transportent !… J ’aurais cru qu’à l’éclat de nos triomphes, vous auriez senti cela.
— Et que je vous admirerais ?
— Nécessairement… Vit-on jamais humanité pareille à notre humanité allemande ?… Et pour un peu de champagne conquis, vous êtes d’un mépris !… Mais vous me faites oublier mon fils ». Il fit quelques pas vers le lit où l’enfant reposait, et il se retourna..
« — Vous, ne venez pas avec moi ? » demanda-t-il à Huguette.
La jeune femme le regarda, et secoua la tête.
« — Non », dit-elle.
« — Je vous en prie !
— « Pourquoi ?
— Vous n’avez pas le sentiment allemand. Mais, vous et moi, le père et la mère penchés sur l’enfant, ici, dans cette ferme, au milieu de la guerre, ça serait un tableau plus gentil, dans mes souvenirs.
— Oui », dit Huguette, navrée de cette sensiblerie unie à tant de rapace férocité. « Un joli sujet de carte postale.
— Vous voulez ? J’appelle Henri. Il est dans l’automobile, avec l’appareil.
— Ah ! Non ! » le pria Huguette, consternée de le trouver si ridicule.
Et, la lampe à la main, elle s’approcha du lit avec lui. Le major pencha sa large taille et contempla l’enfant avidement.
« — Mon fils ! » murmura-t-il, avec un accent de dévotion fervente. « Mon fils ! Pauvre petit dont la guerre m’a éloigné !… Tu ne le sais pas encore. Tu ne peux pas le savoir. Mais je t’aime, mon fils !… Loin de toi, occupé de mes hommes, absorbé par mille devoirs, dans les combats les plus effroyables, j’ai pensé à toi, mon petit ! mon Wilhelm ! cher ange !… .Tu ne souris pas même à ton papa. Tu dors. Et je respecte ton sommeil. Dors mon petit, va ! et grandis, pour voir la plus grande Allemagne, l’Allemagne maîtresse du monde, que ton papa t’aura faite, avec ses camarades !
— Amen! » fit Huguette, en un accès irrésistible d’espièglerie sarcastique.
— Pourquoi ? » lui demanda-t-il, interloqué. « Vous vous moquez encore ?
— Cette prière sur ce petit et votre orgie de champagne, tout à l’heure, c’est si drôle pour moi !
— Vous ne comprenez pas ?… Vous ne voulez pas comprendre ce qui est allemand. Et je suis profondément Allemand, vous savez !
— Oh ! Dieu, oui !
— Alors, c’est bien, n’est-ce pas, ma puissante émotion pour notre bébé ?
— Mais oui ! mais oui ! » lui accorda- t-elle, comme de guerre lasse.
Il regarda l’enfant, et satisfait de son examen, il dit :
« — Il se porte bien. Il a profité. Je vous remercie de l’avoir entretenu en bonne santé.
— Angèle est très bonne nourrice.
— Il sera un gaillard ! un robuste, un solide Allemand !Je vous remercie.
Il la regarda. Il étendit le bras pour lui enlacer la taille. Elle s’écarta un peu, pour se dérober à cette caresse, et vint replacer la lampe sur la table. Il ajouta : « Huguette, c’est si beau, un père et une mère au milieu de leurs nombreux enfants !… C’est sur eux la bénédiction de Dieu !
— Oh ! certainement ! » lui répondit-elle, sur un ton de pure condescendance. Il s’était rapproché d’elle.
« — Vous n’avez pas souffert, souvent, depuis mon départ ?
— De quoi ?
— Mais du besoin d’accroître notre famille ?
— Oh ! pas du tout !
— J’en ai-souffert, moi, terriblement. Et de vous retrouver si belle !… je suis tout brûlant de ce désir.
— Mais non ! » dit elle, en haussant les épaules. « Vous êtes échauffé par le champagne conquis !
— Huguette ! » s’écria-t-il avec un accent de fureur concentrée. Et, se maîtrisant aussitôt : « Mais non ! » ajouta-t-il, « je me suis juré de ne pas user de violence envers vous ! Vous pourrez abuser de mon indulgence pour vos caprices, je saurai les respecter… Voyons ! Il vous a plu de venir ici. C’était d’une imprudence !… J’ai veillé sur vous. J’ai profité de tout mon crédit auprès de l’empereur, pour que vous ne soyez pas inquiétée. J’ai obtenu que toute cette commune fût exempte de nos droits de conquête. Il m’aurait été facile, si je l’avais voulu, de vous faire enlever d’ici, et de vous envoyer chez mon père. Je vous ai laissée là, dans cette bicoque tout à fait indigne de votre rang, tout à fait indigne de mon fils. Ce n’est pas d’un galant homme ça ? ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.