Deux textes de Péguy parmi les plus connus, pour évoquer la République entre mystique et politique, ressortent. Une réflexion iconoclaste qui n’a pas pris une ride. Eric Zemmour les a commentés pour Le Figaro.
D’abord, il y a le style. Impétueux et tempétueux, un fleuve de montagne qui se déverse sans souci de ce qu’il charrie, formules en rafale, répétées autant de fois que nécessaire, sans respect de la bienséance littéraire. Et puis, il y a les mots, les mots employés à jet continu, les mots interdits aujourd’hui, banals hier : « race », « peuple » ou « famille française ». Comme un voyage dans le temps et dans l’espace. Les Cahiers de l’Herne ont eu la bonne idée de publier les textes parmi les plus connus de Charles Péguy. On y retrouve ses formules les plus célèbres, celles qui ont fait sa gloire, citées à tort et à travers : « Tout commence en mystique et finit en politique…» ; ou encore: « Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul face à l’esprit ».
Péguy nous parle d’un temps que les moins de cent ans ne peuvent pas connaître. Entre l’affaire Dreyfus et 1914-1918 ; entre « la guerre des deux France » et l’union sacrée. Il a assumé celle-là et prophétisé celle-ci. Vécu intensément l’une et perdu la vie dans l’autre, mais dans les deux cas glorieusement. Il a fait le pont entre les deux. Ni sectaire, ni politicard, il a tendu la main à ses adversaires – les antidreyfusards – de la manière la plus élégante qui soit : « Il faut comparer les mystiques entre elles et les politiques entre elles. Il ne faut pas comparer une mystique à une politique ; ni une politique à une mystique… Nos adversaires parlaient le très respectable langage de la continuité, de la continuation temporelle du peuple et de la race, du salut temporel du peuple et de la race. »
Il n’était pas monarchiste mais sa République était « notre royaume de France ». On pourrait croire que cent ans plus tard, l’extinction de la contestation antirépublicaine l’aurait réjoui ; à le lire, on comprend très vite que c’est la République d’aujourd’hui et les républicains de tous bords qui le désoleraient. Lui qui reprochait déjà à la IIIe République de s’abîmer dans la gestion d’un idéal falsifié, il supporterait encore moins le prêchi-prêcha de la « culture de gouvernement » couvert des oripeaux des « valeurs républicains ». On a parfois l’impression qu’il se moque de notre Ve République quand il brocarde la IIIe : « la preuve que ça dure, la preuve que ça tient, c’est que ça dure déjà depuis quarante ans. Il y en a pour quarante siècles. C’est les premiers quarante ans qui sont les plus durs… Ils se trompent. Ces politiciens se trompent. Du haut de cette République, quarante siècles (d’avenir) ne les contemplent pas.»
À son époque, la République exaltait la France et se croyait la mieux à même de la défendre contre ses ennemis ; aujourd’hui, la République a remplacé la France ; on dit la République parce qu’on a honte de dire la France ; on dit « valeurs de la République » parce qu’on refuse de rappeler les « valeurs » de la France. On dit République pour consacrer l’exact contraire de ce que fut la République. Péguy, c’est comme un rappel à l’ordre. Au vrai sens des mots. Avant le grand dévoiement. Grand reniement. Grand remplacement : « On prouve, on démontre aujourd’hui la République. Quand elle était vivante on ne la prouvait pas. On la vivait. Quand un régime se démontre, aisément, commodément, victorieusement, c’est qu’il est creux, c’est qu’il est par terre… Le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement de sa déchristianisation. C’est ensemble, un même, un seul mouvement profond de démystification… C’est la même stérilité moderne.»
Péguy dénonçait les modernes ; nous subissons le joug des post-modernes. Il ne connaissait pas sa chance ; nous reconnaissons bien nos maîtres : « Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement: le monde de ceux qui n’ont pas de mystique.»
Karl Marx avait annoncé que le capitalisme détruirait toutes les structures traditionnelles (aristocratie, église, nation, État, famille) pour plonger chacun d’entre nous dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». Péguy a bien compris que le socialisme finirait le travail, que ce couple moderniste, soi-disant antagoniste, en réalité complice car de concert progressiste, annihilerait les valeurs traditionnelles des classes populaires, sans lesquelles pourtant ni l’un ni l’autre n’auraient pu prospérer : « Le foyer se confondait encore très souvent avec l’atelier et l’honneur du foyer et l’honneur de l’atelier étaient le même honneur. C’était l’honneur du même lieu… respect des vieillards ; des parents, de la parenté. Un admirable respect des enfants. Naturellement un respect de la femme. Un respect de la famille, un respect du foyer… Un respect de l’outil et de la main, ce suprême outil… Et au fond ils se dégoûtent d’eux-mêmes, d’abîmer les outils. Mais voilà, des messieurs très bien, des savants, des bourgeois, leur ont expliqué que c’était ça le socialisme, et que c’était ça la révolution.»
Le rapprochement de ces deux textes nous fait toucher du doigt ce qu’un Jean-Claude Michéa ne cesse de rappeler dans chacun de ses livres : l’affaire Dreyfus fut un basculement historique et idéologique. À partir de la défense légitime d’un innocent, les socialistes se sont ralliés à la défense exclusive de la « République » où ils n’ont plus cessé de privilégier l’épanouissement de l’individu, donnant ainsi au marché, au capitalisme – Péguy dit « l’argent » – l’arme absolue pour régner totalement sur la société. D’instinct, Péguy l’a compris. D’où le regard sévère qu’il porte sur les dreyfusards, le respect qu’il manifeste à ses adversaires, et la violence de son désespoir face à l’étiolement de la République. D’où son déchirement intérieur qui explique peut-être qu’il se soit jeté ainsi étourdiment au-devant des mitrailleuses allemandes dès les premiers jours de la guerre… •
Péguy, La mystique républicaine. L’Herne. 71 p., 7,50 €.
Du bon Zemmour,à la vérité !