Jeudi 26 août.
« — Restez, pauvres femmes ! » leur intima Huguette. « Reste, pauvre petit !
— Non ! » ordonna l’officier. « Vous m’avez assez bravé Huguette… Dehors !
— Un peu ! » affirma Matheron, en se redressant. « Mais, j’peux pas seulement embrasser ma femme, et mon petit, et ma bru ? » On les entendait pleurer derrière la porte qu’André avait tirée sur lui.
« — Non ! Nous n’avons plus le temps ! » répondit sèchement le major.
Matheron fit un pas vers M. d’Auersfurth. la tête haute, et le regardant droit dans les yeux, il dit, sur un ton de colère et de mépris :
« — Et vous êtes un noble !… Ben ! vous en avez d’la chance d’être le mari de madame !… Parce que vous avez beau être fort, je suis solide encore !… Et c’est pas vos soldats qui m’empêcheraient de vous payer de vous sur ma peau. »
— Des menaces ! » répliqua l’officier, le revolver au poing. « Il ne te manquait plus que ça !… Allons ! Dehors, traître !… ou j’appelle !
Huguette, tandis que Matheron faisait demi-tour, se plaça entre lui et la porte, et s’y adossa.
« — Restez, Antoine ! » lui ordonna-t-elle. « Huguette ! » » cria M. d’Auersfurth, « c’est trop fort, à la fin !… Je vous ordonne de vous écarter !
— Cet homme ne sortira pas d’ici ! », lui répliqua-t-elle. « Je ne veux pas qu’il sorte !
— C’est insensé ! » riposta-t-il. Et il la saisit par le bras. Mais au même moment, Matheron l’agrippa fortement, lui fit faire deux ou trois pas en arrière et faillit le jeter à la renverse.
« — Vous ne toucherez pas à madame ! » lui signifia-t-il, d un ton résolu.
« — Schweinhund ! » rugit M. d’Auersfurth, qui reprenait son équilibre. « La main sur moi !… Tu as osé… porter la main sur moi !… Je vais t’abattre comme un… comme un cochon de chien ! »
Il élevait son revolver à la hauteur de la tête de Matheron. Mais Huguette se jeta entre eux, bravement.
« — Allons, Gérard ! » lui dit elle froidement, « vous n’allez pas être un assassin !… Et sous mes yeux !
— Il mérite deux fois la mort, maintenant !… La main sur moi !… Un officier !…
— Il a protégé votre femme, tout simplement, contre votre fureur.
— Mais aussi vous m’exaspérez !… Je vous demande parrdon. Huguette, de mon mouvement irréfléchi… Seulement, toi », ajouta-t-il en s’adressant à Matheron, « manant !… sale charogne !… Tu vas me la payer, ton insolence !… Mourir tout de suite… Tu aurais trop de chance !… » Il porta un sifflet à sa bouche et en tira trois appels stridents.
« — Qu’allez-vous faire encore ? », lui demanda Huguette alarmée.
« — Il y a une croix sur un socle de pierre, au fond de la place du village. Ça fera un excellent poteau d’exposition. Ses administrés auront le plaisir de voir Monsieur leur maire lié au poteau. Et il ne perdra pas, pour attendre, les douze balles qui lui sont dues.
— Quelle infamie ! Quelle abomination !… » s’écria Huguette.
Mais on frappait à la porte. M. d’Auersfurth l’entrouvrit et Huguette comprit l’ordre qu’il donnait, en Allemand, au sous-officier accouru, de chercher, dans la ferme, des cordes pour attacher sa victime.
— Alors, décidément, lui dit Huguette. vous voulez que je vous prenne en horreur ?
— Je veux !… Je veux !… Il a porté la main sur moi !
— Eh !… Ne dirait-on pas que vous êtes un dieu ?
— Nous sommes… je suis un officier allemand.
— Rappelez ce soldat ! Vos cordes sont inutiles… Allez près de votre femme, Antoine.
Et elle le poussa doucement vers la porte.
— C’est trop fort ! rugit l’officier. Alors, c’est vous qui commandez ici ?… Huguette ! Je vous laisse tout empire sur moi. Mais sur mes devoirs de soldat !…
— Asseyez-vous donc ! » l’invita Huguette, en lui offrant un siège.
Pendant qu’il obéissait, tout frémissant de colère, Antoine Matheron disparaissait par la porte entre le lit et le buffet.
On frappa à la porte qui donnait sur la cour.
« — Ouvrez ! » dit M. d’Auersfurth.
C’était le sous-officier, les bras chargés d’un paquet de cordes.
« — Tout à l’heure ! » ajouta l’officier. Et comme se parlant à lui-même : « Ah ! je suis lâche ! Je suis lâche !… Huguette, vous voulez faire de moi un homme déshonoré !
— Je veux faire de vous », répliqua-t-elle, « un homme, tout bonnement ! Un homme humain !
— Mais ce vieillard m’a outragé, dans ma personne d’officier.
— Il vous a empêché de me maltraiter.
— C’est un traître ! Il nous a trahis !
— Soit !… Moi aussi, alors !
— Je vous mets hors de son crime.
— J’en veux être ! Et jusqu’au bout !… Et ne croyez pas que vous en serez quitte avec moi, par un acte de justice sommaire… L’exécution de Matheron, et tout serait dit ? Non, non, non !
— Vous voudriez que je le traduise en conseil de guerre ? » lui demanda-t-il ironiquement.
« — Oui ! » répondit-elle, avec énergie.
« — Et que je vous y traduise avec lui ?
— Oui !
— Et que je vous fasse condamner avec lui ?
Elle eut quelques secondes d’hésitation et répondit :
« — Vous ne seriez tout de même pas Allemand jusque-là ?
— Ma pauvre Huguette ! » lui dit-il, avec un mélange de pitié et d’admiration, « vous êtes charmante !… Oui, charmante !… Avec vous, il y a toujours de l’imprévu… Ça vous amuse de faire de l’héroïsme, parce que vous savez que c’est sans danger.
— Quand il peut y aller de ma vie », répliqua-t-elle impétueusement, « vous trouvez que je joue un rôle ?
— Vous ne croyez pas, sérieusement, que je vous le laisserai jouer jusqu’au bout. Vous essayez de sauver la vie d un homme condamné. C’est très bien. C’est d’une belle générosité. Et je suis ravi de vous voir cette grandeur d’âme. Mais vous ne pouvez rien d’autre que d’augmenter mon estime pour vous. Cet homme est condamné. Il mourra !
— Et ma culpabilité, à moi, qu’est-ce que vous en faites ?
— Je la néglige. Je n’y crois pas. Vous l’avez imaginée pour me taquiner.
— C’est votre bon plaisir qui le décide.
— Non ! Huguette, non ! Cet homme devait s’emparer de ces aviateurs et me les livrer. Il les fait évader. Il prête son aide à l’ennemi. Il lui donne le moyen de nous faire tuer je ne sais combien d’hommes. Il a mérité la mort.
— Mais il n’a été que mon instrument. Il n’a fait que m’obéir.
— Il devait vous désobéir. En pareil cas, il n’avait pas à recevoir d’ordres de vous… Allons ! » ajouta-t-il en se levant,
« je vais le faire enchaîner. C’est qu’il serait capable d’un mauvais coup.
— Prenez garde, Monsieur d’Auersfurth ! », dit Huguette en lui barrant te passage. « Il y a, dans l’armée allemande, des autorités au-dessus de vous… Je suis comtesse d’Auersfurth. Je n’y tiens plus énormément. Mais enfin cela est. Et c’est quelque chose d’être ça, en Allemagne.
— Certes ! Et je suis heureux que vous le sentiez », dit le comte en se rengorgeant.
— J’irai donc, puisque vous m’y forcez, jusqu’à ces autorités qui sont au-dessus de vous.
— Demander la grâce de ce traître ? », dit-il, d’un ton alarmé. « Il ne sera plus temps.
— Mieux que cela !… Je m’accuserai moi-même de sa trahison.
— « Vous êtes folle ! ». s’écria le comte, cruellement atteint dans son amour-propre, et soudain terrorisé à cette perspective. « Un tel scandale !… Je serais la fable et la honte de l’armée !… » Et, se reprenant aussitôt : « Hum ! » fit-il, en haussant les épaules. « Mais vous me l’avez fait à Paris, déjà, ce coup du scandale, pour garder notre enfant… Ici, ça ne prend pas, ma chère Je n’ai plus peur de votre populace et de vos sergents de ville. Je suis le maître !
— Vous me ferez arrêter, parce que je voudrai parler à un général ? » lui demanda-t-elle, en une attitude qui le narguait. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.