Par Xavier Raufer.
Cette contribution très personnelle de Xavier Raufer pour la compréhension du désastre US en Afghanistan vient de paraître sur Atlantico. Elle éclaire le lecteur sur les faiblesses du renseignement américain tout aussi bien que sur l’amateurisme afghan. Qui l’emportera à Kaboul des talibans dits modérés mais incompétents ou des terroristes radicaux bien mieux structurés de l’Etat islamique ? Bien malin qui le saurait à cette heure. L’Orient compliqué – trop, sans-doute pour l’Amérique – ménage comme toujours de ces incertitudes redoutables dont seuls les Occidentaux expérimentés – surtout Français et Britanniques – savaient, jadis, venir plus ou moins à bout.
« Une superpuissance un peu désarmée par les entourloupes exotiques…»
J’avais promis.
Tant qu’un soldat américain resterait en Afghanistan, motus et bouche cousue ! Mais Vincent Cannistraro, cher vieil ami qui me narra l’histoire est mort en 2019. L’ultime GI est en passe de quitter Kaboul. Au passage, un peu comme un voleur, mais bon : Vietnam… Somalie… Irak – un classique du genre.
Vince, 27 ans de CIA, est une légende de l’espionnage américain, dont il occupa la plupart des fonctions majeures : Directeur du renseignement au Conseil national de sécurité… Chargé du renseignement au cabinet du ministre de la Défense,… chef analyses & opération du Counter-Terrorism-Center-CIA, j’en oublie. Il prend sa retraite en 1991, mais reste actif comme consultant. Nous nous voyons souvent, à Washington ou à Paris.
Dans sa maison de McLean, Virginie (voisine de Langley, siège de la CIA), un après-midi de l’été 2003, Vince me détaille l’histoire qui suit. D’usage, chez les seigneurs du renseignement, Vince en était un, la confiance règne : entre amis, on se dit seulement « c’est chaud, tu gardes ça pour toi ». Voici donc ce que j’ai tu, dix-huit ans durant.
Un soir de l’automne 2000, Vince rentre en taxi, de Washington chez lui. Il bavarde avec le chauffeur à l’accent familier – de fait, le taxi est un Pachtoune et Vince, sur ordre de R. Reagan, livra les premiers missiles sol-air Stinger aux moudjahidine afghans. « Dis, tu ne serais pas Pachtoune, par hasard ? » Étonné, le chauffeur – ici nommé Mahmoud, le lecteur comprendra pourquoi – dit que oui ; la conversation s’engage. Vince reste vague sur son séjour afghan… ingénieur, comme ça. Arrivé chez lui, Vince prend la carte de Mahmoud : quand il me faudra un taxi, je t’appellerai, on parlera du pays, dit-il en riant.
Deuxième caractéristique des seigneurs du renseignement : leur flair.
Les mois passent. Parfois, Vince sollicite Mahmoud. Puis, c’est le cataclysme du 11 septembre 2001. Le 9 octobre, l’invasion de l’Afghanistan débute. Vers novembre, se souvient Vince, il appelle pour une course un Mahmoud inquiet. Arrivé à McLean, l’homme, d’usage discret, se confie à Vince. Il a un problème… seul aux États-Unis… Vince lui semble sage et de bon conseil… Voudrait-il l’écouter ? Cinq minutes plus tard, devant un café, Mahmoud fait à Vince le récit suivant. Mais que d’abord, le lecteur saisisse la situation. L’Amérique combat férocement la coalition Ben Laden-Taliban…. D’autre part, Washington dépense des dizaines de milliards de dollars par an pour ses services spéciaux, supposés les meilleurs du monde. Ceci rappelé, écoutons Mahmoud.
Quand les Taliban conquièrent Kaboul en 1996, leurs sponsors pakistanais et saoudiens les poussent à former un gouvernement et une vraie armée, avec état-major, etc. Pour l’armée de l’air, le mollah Omar et ses proches cherchent le profil ad hoc : bonne tribu pachtoune… clan puissant… Idée, dit un mollah : on pourrait prendre Mahmoud, un type sérieux et pieux, ex-pilote de chasse de l’armée afghane de Babrak Karmal (prosoviétique, MAIS pachtoune…). Un autre objecte : « mais il est chauffeur de taxi en Amérique… Faites-le venir, dit le Mollah Omar, on verra bien ».
Voici Mahmoud face au Mollah Omar et les chefs Taliban. Rentrer à Kaboul n’enchante pas l’ex-pilote de Mig. Ses gains en dollars font vivre sa famille afghane ; mais, même si c’est celle d’un « chef d’état-major de l’armée de l’air de l’Émirat islamique d’Afghanistan », sa paie à Kaboul sera maigre. À la fin, le Mollah Omar tranche « Ici, en hiver, tout s’arrête et d’abord la guerre. Tu n’as qu’à revenir ici les mois sans neige pour diriger l’armée de l’air ; entre temps, continue ton taxi à Washington ». Ce qui s’accomplit bel et bien – jusqu’au 11 septembre.
27 ans de CIA – Vince sait trop bien que le renseignement fourmille d’histoires dingues. Contenant une vaste rigolade – le chef d’état-major de l’aviation des Talibans longeant en taxi le siège de la CIA pour le conduire chez lui… Vince demande à Mahmoud :
« Au moins, tu n’as dit ça à personne ?
– Non, juré M. Vince, je n’ai eu confiance qu’en vous…
– Alors continue comme avant, ne change rien. SURTOUT n’appelle personne en Afghanistan, profil bas, compris ?
– Oui, M. Vince. Et si je puis demander encore… J’essaie d’améliorer mon anglais, vous lisez beaucoup la presse. Or j’économise pour ma famille… Pouvez-vous me donner quelques journaux à lire, quand vous faites appel à moi ?
– Bien sûr Mahmoud, on fait comme ça ».
Les semaines passent. Vince prend Mahmoud pour une course. « Attends-moi, ce sera bref. Tiens, voilà le Washington Post, lis-le entre temps ». Vince revenu trouve Mahmoud ébahi devant la Une du journal, où figure une grande photo du Mollah Omar, enfin identifié – photo qui fait ensuite le tour du monde. « Alors, s’amuse Vince, ton chef est devenu une star ? » – « J’ignore qui est ce type », répond Mahmoud – « Mais c’est le mollah Omar… tu m’as dit toi-même qu’il t’avait recruté ! » S’écrie Vince « Non, M. Vince. Pour moi, Omar est comme un frère, je combattais à ses côtés quand il fut blessé. J’ai souvent prié dans sa mosquée de Kandahar… Cet homme n’est pas Omar, je suis formel ».
Rentré chez lui, Vince appelle un ex-collègue de la CIA, fier de l’identification du mollah… Ces vipères de pakistanais ont dû cracher le morceau… On a payé cher, mais ça valait le coup… Peu après, le Mollah Omar, supposé encerclé à Kandahar, s’esbigne d’autant mieux que sur les barrages, les militaires US ont tous la photo du mollah-bidon.
Une fois encore, Washington aura payé pour se faire rouler… Omar meurt de maladie en 2013, dans sa province natale. Ah oui : sa maison était voisine d’une base américaine… Tels sont les aléas de guerres néocoloniales. Où est l’ennemi ? Qui est-il ? Dur à démêler par voie d’algorithmes et selon une logique « good guy-bad guy ».
Jusque vers 2010, j’ai demandé à Vince des nouvelles de Mahmoud – toujours fidèle au poste. Le temps a passé… Vince âgé désormais, plus très en forme… Et Mahmoud, aujourd’hui peut-être septuagénaire : retraité ? Rentré au pays ? Ou bien toujours taxi, dans la capitale d’une superpuissance un peu désarmée par les entourloupes exotiques… ? ■
Xavier Raufer
Docteur en géopolitique et criminologue.
Il enseigne dans les universités Panthéon-Assas (Paris II), George Mason (Washington DC) et Université de Sciences politiques et de droit (Pékin)
Sélection photographique© JSF .