Mardi 31 août.
Huguette avait mis des mois ’à profiter le cette licence accordée à ses fantaisies. Elle avait vécu dans une grande tristesse et dans une grande nonchalance. En dehors de sa tendre sollicitude pour son enfant elle s’était laissé vivre plutôt qu’elle n’avait vécu. Indifférente aux empressements calculés dont elle était entourée, elle avait ruminé silencieusement son amertume d ’avoir cédé à son mari, et réfléchi, sans avoir pu le découvrir, tout d ’abord, au moyen de prendre sa revanche de sa défaite. La France si meurtrie, Paris, qu’elle savait devenu si sérieux, ajoutaient des motifs douloureux à la muette souffrance qui couvait en elle. C’étaient comme des objets d’amour assaillis par le malheur,, qu’elle plaignait d’autant plus qu’à distance elle ne pouvait communier avec leur peine.
En contraste avec cette affliction compatissante qu’entretenait en elle, la longue épreuve si vaillamment soutenue par son pays, il lui fallait encore subir, comme une exaspération fréquente de sa douleur, la rumeur à tout propos renouvelée des succès allemands, quoiqu’elle en soupçonnât aisément l’artifice, ou au moins l’enflure systématique.
Même la joie qu’elle puisait à la possession de son enfant était bien mêlée de tristesse, puisqu’il deviendrait, si elle n’arrivait à y mettre ordre, un dur et cauteleux Allemand, lui aussi, comme son père.
Elle était, pourtant, d’un tempérament trop vigoureux, d’une nature trop active et énergique, pour s’amollir complètement dans une dolente inertie. Un besoin d’activité que le chagrin ne paralysait pas en elle lui inspira le dessein d’apprendre à conduire une automobile. Les allées du parc, rectilignes comme celles de Versailles, lui servirent de piste d’entraînement. Elle ne tarda pas à démontrer assez d’habileté pour avoir droit à son brevet de chauffeur. Et cet apprentissage ne fut vu que d’un bon œil, par sa famille. Il n’y avait rien là, de ces extravagances dont on s’y attendait à s’effarer et à s’amuser.
Le camp de prisonniers français établi entre la ville et le château, lui procura aussi une diversion au marasme endolori qui l’accablait. Il lui était interdit de visiter les détenus, mais non de leur faire parvenir quelques secours. Malheureusement, c’était par l’intermédiaire de l’administration. Et qui pouvait lui assurer qu’elle ne les interceptait pas à son profit ?
Avec le retour du printemps, le ciel et l’espace étaient devenus plus clairs. La terre, ignorante de nos calamités humaines, était baignée, de nouveau, de ces puissants effluves vitaux qui raniment les verdures et préparent les floraisons. Ils exercent aussi leur action électrique sur les organismes humains. Sans choc, mais comme par une lente effusion atmosphérique dont elle ne perçut même pas la pénétration progressive, Huguette se trouva, un jour, non pas délivrée du poids de ses peines, mais pourtant ragaillardie. Et, brusquement, sous l’obsession de la détresse des prisonniers français qu’elle ne pouvait pas soulager à son gré, plusieurs idées surgirent dans son esprit qu’elle eut tôt fait d’associer et de coordonner.
« — Mon mari fait le généreux avec moi », se dit-elle, « et je n’en ai pas encore profité ? On a l’air déçu, ici, que je n’aie osé encore aucune de ces espiègleries qu’il leur a annoncées, et dont ils s’apprêtent à se divertir ?… Eh bien ! ils vont rire… et même rire jaune, quand ils vont connaître le caprice auquel je me suis arrêtée… C’est raide, ce que je vais leur faire demander. Mais, puisqu’ils sont si puissants, ces Auersfurth… Nous allons bien voir jusqu’où peuvent atteindre leurs privilèges, et si vraiment, comme y consent mon mari, je peux faire, ici, tout ce qui me passe par la tête. »
Ce fut de l’air le plus aisé du monde et du ton le plus tranquille que, contournant, en compagnie de son beau-père, la pièce d’eau creusée à environ deux cents mètres de la première terrasse qui entourait le château elle lui dit :
« — Vous trouvez que ce bassin est bien à sa place, là où il est ?
— Et vous, vous ne trouvez pas ? »
Le duc d’Auersfurth est un grand vieillard tout blanc, le teint rouge, très robuste, haut de taille et droit encore, malgré ses rhumatismes. Il a fait la guerre de 1870. L’air imposant qu’il doit à sa forte corpulence l’a fait surnommer « Le Burgrave ».
« — Mais non, voyons ! Il est clair que c’est un Allemand qui a dessiné ce parc.
— Un Allemand, oui. Je peux vous montrer dans mes archives.
— Oh ! ça se voit assez », dit Huguette d’un petit ton méprisant.
« — Il a copié sur Versailles, exactement », protesta le duc, en se rengorgeant.
« —Hé bien ! il se l’est mis dans l’œil, le bassin de Versailles », répliqua Huguette. Et comme le duc faisait des yeux ronds : « Oui, enfin », expliqua-t-elle, « il a mal pris ses proportions. Son bassin est trop loin de la balustrade, d’une centaine de mètres. »
Le duc la regarda, cherchant à deviner où elle voulait en venir.
« — Peut-être vous voudriez ce bassin déplacer ?
— Naturellement ! Le parc serait bien plus joli.
— Donc, le déplacer nous ferons. Seulement, pas tout de suite. Après la guerre.
— Et pourquoi pas tout de suite ?
— Nous n’avons pas nos hommes qu’il faut. »
Huguette eut un haussement d’épaules assez mutin.
« — Des hommes ?… Il y en a tant qu’on voudra, si on les prend où ils sont.
Après quelques secondes de réflexion, le duc dit :
« — Vous voulez des prisonniers français ?… Oui, nous pouvons. Le commandant Biderer je demanderai.
— J’en voudrais », déclara Huguette, une équipe de cinquante, mais renouvelable, chaque semaine.
— Renouvelable, pas renouvelable, ça n’a pas l’importance.
— Mais si, ça en a, parce que… Vous allez faire votre demande ? C’est promis ?
— C’est promis. Je vais faire.
— Mais votre vraie promesse ?
— Nous n’avons pas deux. » Mais il vit une nuance de raillerie sur le visage souriant de Huguette, et il ajouta : « Oui, oui… Mais ça, c’est la politique. Et, ici, ce n’est pas la politique. C’est vous être agréable, ma chère fille… Et c’est bien que vous bouleverserez tout notre parc, pour votre goût. Si vous voulez les choses ici pour votre goût de Française, c’est que vous voulez votre plaisir avec nous, rester avec nous. Mon Gérard sera content. Je lui écrirai. Et je vais mander le commandant Biderer.
« — Je vous remercie de votre bonté », dit Huguette, sans trop de chaleur. Et, comme le duc faisait mine de vouloir s’éloigner : « Mais ce n’est pas tout », ajouta-t-elle.
« Oh !… dites encore l’autre chose que vous désirez. Tous vos désirs nous devons les satisfaire.
« — Il y a un spectacle, ici, qui m’est particulièrement douloureux », poursuivit Huguette, « la détresse de ces prisonniers, la faim qui dévore ces pauvres gens…
— Ils mangent déjà beaucoup.
— Oh ! vous aussi !… Vous ne le croyez pas sincèrement.
— Ils sont une charge lourde sur notre approvisionnement national.
— Alors, mettons que je ne vous ai rien demandé », déclara Huguette, le visage contracté d’un profond dépit.
Le duc eut un léger haut-le-corps, de la sentir soudain si contrariée. Il la regarda.
« — Maintenant vous ne voulez plus vous amuser avec les travaux dans le parc des prisonniers ?
— Je souffrirais trop de les voir tout fiévreux d’épuisement et de faim. Ça me couperait l’appétit.
— Oui ! Oui !… Votre sentimentalité… hum !…
— C’est une faiblesse, n’est-ce pas ? une indignité ?
— Tous vos poètes de France ont dit l’Allemagne, la nation sentimentale. Mais, pendant la guerre, nous ne pouvons pas. »
Huguette réprima le frémissement d’exaspération qui l’agitait.
« — Bien ! Oh ! très bien ! » dit-elle. « Et j’allais croire, encore, je croyais même, aux nouveaux mensonges de votre fils !
— Il n’a pas de mensonges, mon fils » protesta le vieillard. « Il n’a jamais eu !
— Et le droit qu’il m’a donné de faire tout ce que je voudrai ?… ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.