Jeudi 9 septembre.
— Bien obligée ! Mais, comme je sais que vous commettez une méprise, et par pure méchanceté, je ne me soucie pas que cette histoire aille courir la ville. J’insiste donc pour que vous nous débarrassiez de ces gêneurs. Monsieur de Lherm ce va pas s’envoler.
— Je vais donc manquer au règlement. Tout à fait par égard pour votre désir, Madame la comtesse. » Il exécutait en même temps, une nouvelle courbette, se redressa, fixa les deux soldats dans les yeux, et commanda : « Demi-tour !… droite !… Jusqu’à la porte ! »
Pendant que les soldats exécutaient ce mouvement, Huguette prit la main du capitaine de Lherm et lui dit :
« — Mon pauvre François ! Je vous ai mis dans un joli pétrin !
— Oh ! c’est plutôt bouffon ! » protesta-t-il en riant. « Moi, voleur ! Hein !… Ils en ont de bonnes, en Deutschland ! —
Donc, Madame », intervint Biderer, « vous nierez qu’il a volé le collier ?
Huguette et François se regardèrent et partirent du même éclat de rire.
« — Je sais, major », répondit Huguette, « que vous êtes un peuple d’espions et de policiers.
— Je n’aime pas que vous insultiez le peuple allemand. J’ai le regret de le dire : ce n’est pas une digne chose d’une honorable comtesse allemande.
— Quoi ! » s’écria Huguette, avec le plus de hauteur et de mépris qu’elle put. « Il me plaît de vendre un collier de perles qui est à moi. Il ne me convient pas de paraître dans l’officine où devait se traiter ce marché. Je confie cette opération à M. de Lherm, qui est gentilhomme, et officier de l’armée française, Monsieur ! c’est-à-dire l’honneur le plus pur, un honneur de cristal ! Et parce qu’il s’acquitte de ma commission, vous le soupçonnez, vous l’accusez d’être un voleur !
— Je dois donc admettre, Madame la comtesse, que vous refuserez votre témoignage à l’inculpation de vol que je porte contre ce capitaine ?
— Mais vous ne renoncez pas à vos soupçons ? » lui dit Huguette. « Eh bien ! gardez-les. Cela nous est absolument indifférent.
— Oh ! absolument !… affirma François de Lherm.
— Et maintenant que vous avez surpris, par un abus de votre autorité », ajouta Huguette, « la connaissance d’un de mes actes que je voulais secret….
— Je vous serais agréable de prendre mon congé ? » l’interrompit Biderer. J’entends bien ! Nous ne nous sommes pas aussi rustres que le disent vos Français. Je suis professeur de linguistique méridionale, à notre Université de Tubingue, Madame… Mais votre affaire n’est pas encore claire… J’ai l’obligation encore de vous contrarier… Je dois l’analyser dans toutes ses possibilités. »
L’animal était fort humilié de toutes les duretés de la jeune femme. Aucune ne l’avait fait sortir du respect extérieur qu’il devait, en sa personne, à la comtesse d’Auersfurth. Mais il se vengeait de ses mortifications, en ne lui faisant grâce d’aucune des avanies permises par son rôle d’instructeur.
« — Voici, ma chère amie, tout ce que j’ai pu arracher au mercanti », dit François à Huguette, coupant résolument la parole à Biderer. Et il lui tendait un paquet de billets de banque d’Allemagne. « Cinquante mille marks. Pas un pfennig de plus.
— Pour un collier de cent mille francs ! » s’écria Huguette, sérieusement déçue. « Enfin ! » Elle glissa le paquet dans son corsage, et, revenant à Biderer, elle lui dit :
— Que vous faut-il encore ? Vous voyez que l’argent de mon collier est bien pour moi, que M. de Lherm me l’a bien remis, qu’il n’est pas un voleur.
— Il me reste à prendre la liberté, madame la comtesse », insista Biderer, « de vous adresser une question. — Vous vous incrustez, Monsieur ! » lui répondit Huguette, insolemment.
Il ne broncha point. Il répliqua :
— Vous me répondrez ce que vous voudrez. Peu importe. Votre réponse sera dans mon rapport. Mes chefs sauront l’interpréter… La famille d’Auersfurth est riche, colossalement. Vous avez votre part à sa richesse. Comment expliquez-vous, avec un de vos bijoux, que vous faites de l’argent ?
— Sont-ils beaux ! » s’écria Huguette, en s’adressant à François de Lherm. « Non, mais sont-ils beaux ! On croit qu’ils vous ont livré le fond de leur muflerie. Et il y a toujours pire encore à découvrir. » Elle se tourna vers le major, et, avec une impertinence nettement accentuée, elle lui répondit :
« — Si on vous le demande, cher monsieur, vous direz que c’est pour mon plaisir.
— Il n’y a pas de plaisir à vendre cinquante mille marks, un collier de cent mille francs », lui objecta, posément, Biderer.
— Mais si ! mais si ! Je suis née en France. Et, en France, vous savez que ça nous amuse, quelquefois, de faire des folies.
— Ha ! ha ! ha ! » fit le lourdaud, la panse secouée par un rire caverneux. « Oui. Vous aimez ça : jeter l’argent par les fenêtres.
— Voilà !
— Oui, mais », ajouta-t-il, « née en France, comme vous dites, vous vous intéressez beaucoup plus aux hommes de France, ici, qu’aux hommes d’Allemagne. Il n’y a qu’à regarder dans le parc. » Et il montrait les prisonniers. « Ah ! c’est le scandale de toute l’Allemagne, si elle savait.
— Une véritable abomination ! » riposta Huguette, soulignant ironiquement l’indignation de Biderer.
— Quant nous autres dans l’Empire, si nombreux, mangeons si peu et si mal ! » fit-il, en hochant la tête. « Mais il y a ordre de l’Empereur. J’ai vu : “Approuvé” de sa main, sur la pétition de M. le duc d’Auersfurth. C’est même une chose intelligente, ça, de notre empereur. Il aura pensé : c’est une bonne idée de cette Française. Elle nous donnera un alibi, quand on nous reprochera de faire mourir de faim les prisonniers. Il dira : Pardon ! Eberwald…
— Hum ! » fit Huguette, du ton le plus narquois qu’elle put. « C’est un malin, votre empereur !
— Un homme de génie, Madame la comtesse. Et nous devons veiller à tout ce qui peut être fait contre lui. Avec l’argent de votre collier, vous pouvez travailler contre notre empereur.
—Vous trouvez ?
— Je dois trouver. Et je dois vous avertir. Si des prisonniers, spécialement le capitaine, me font la dérision de s’évader…
— La plaisanterie, vous voulez dire ?
— Plaisanterie, moquerie, c’est même chose. En ce cas, vous serez, vous, madame, complice de leur fuite.
— Voyez-vous ça ! Parce que j’ai vendu mon collier ?
— Pourquoi, avec, avez-vous fait de l’argent, Madame ?
— Je vous l’ai dit : parce que ça me fait plaisir.
— Je pense que vous avez eu un autre motif.
— Mais vous devenez insolent !
— Non, Madame, je suis sérieux. Je fais sérieusement mon devoir.
— C’est pour souscrire à votre emprunt de guerre, là !
— Je dois douter, Madame, que vous ayez cette louable intention.
— Eh bien ! » dit Huguette, excédée, et parce qu’elle l’avait assez vu, « sachez que j’allais me trouver au bout de mes ressources personnelles pour mes prisonniers. Mon collier était ma propriété. Je l’ai vendu pour avoir de l’argent qui soit bien à moi. Je n’ai pas voulu employer de l’argent allemand à une bonne œuvre française. D’ailleurs la famille de mon mari ne m’en aurait pas donné pour cela.
— C’est logique, ça… Et vous avez agi, Madame, avec la véritable délicatesse française.
— Vous voilà content ?… Vous pouvez faire votre rapport, maintenant ?
— Maintenant, je peux. Mes remerciements élogieux, Madame la comtesse !… Honoré de vous offrir mes hommages ! »
Il multipliait ses flexions d’échine si comiques sur son gros ventre. Enfin, il tourna les talons, sans plus se soucier du capitaine que s’il n’avait pas existé. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.