Jeudi 16 septembre.
En attendant quelque avantage de son désarroi, peut-être, le comte d’Auersfurth alluma une cigarette. Huguette, immobile, voyait tout à vau l’eau, évasion, divorce, mariage avec François de Lherm. Elle se sentait surtout vaincue dans cette dernière phase de son duel avec son mari. Elle ne put pas supporter de lui laisser partie gagnée. Une idée jaillit, dans son esprit, comme un éclair, à l’appel de son besoin, de riposte. Elle ne réfléchit pas à la frénésie où elle pouvait jeter son mari, ni au péril où elle allait exposer l’homme qu’elle chérissait. Elle se dressa.
« — Je serais vraiment trop bonne » dit-elle à son mari, « de ne pas vous faire voir, de vos yeux, toute l’inutilité de vos contraintes sur moi. Et je peux bien vous rendre martyre pour martyre.
— Oh ! oh ! » fit-il, dans un rire méprisant, « vous ne pouvez rien pour me faire souffrir davantage.
— Croyez-vous ?… Et la jalousie ?… Vous n’en souffrirez pas ? »
Elle s’approcha vivement de la balustrade et appela :
— Monsieur de Lherm !… Monsieur de Lherm !…
— L’officier de zouaves ! » s’écria le comte d’Auersfurth, sur une intonation à la fois courroucée et consternée. « C’est vrai ! Je l’oubliais, celui-là !
— Il est votre amant, Madame ?
— Non, il n’est pas mon amant. Mais vous mériteriez qu’il le soit.
— Malheureusement… Mais il le sera ? » hurla-t-il, transporté de rage… « Et vous avez voulu me le faire savoir ?
— Il ne le sera pas. Ce que je veux que vous sachiez, c’est que, si j’ai jamais le bonheur légitime, à l’avenir, c’est par lui que je l’aurai. Comprenez-vous, maintenant, la folie de vos espérances ?
— Et je craignais d’être trop dur pour vous. Je vous ménageais dans votre bien-être et votre indépendance !… Vermine de femme ! fourbe, perfide et dévergondée ! Femelle de France !… Vous installeriez votre adultère à mon foyer, pendant que moi !… Eh bien ! vous allez voir ce que je vais en faire, moi, de votre ami d’enfance, de votre amant ! »
François de Lherm venait de paraître, à la dernière marche de la terrasse. La violence de leur altercation le fit redescendre aussitôt. Mais le colonel l’avait aperçu.
« — Ici ! hé ! l’homme !… Approchez ! approchez ! »
Huguette, sentit, mais trop tard, son imprudence d’avoir voulu mettre ces deux hommes face à face. Forte de l’innocence de son nouvel amour, elle n’avait pas prévu l’atrocité d’âme d’un furieux. Les termes dans lesquels son mari interpellait François, la firent trembler. Ce n’était pas en homme du même monde que lui, et d’officier à officier qu’il le traitait, mais de supérieur, militaire à subalterne ennemi et prisonnier. Dans quel cas elle avait mis l’homme qu’elle adorait !
François avançait, la tête haute, le regard fixé sur le colonel.
« — Et les hommes ? » lui rappela-t-il, prévenant le geste que François allait faire, certainement. « On ne les rend pas, dans votre armée ? »
François porta la main correctement à sa coiffure, et se dirigea vers Huguette.
« — Vous vous croyez donc en France, ici ? » lui dit le colonel. « Vous êtes en Allemagne !… À quatre pas ! Et le salut, à l’allemande ! »
François le regarda. Il était blême de colère. Il respira profondément.
« — Mon colonel », lui dit-il, « je suis en visite chez Mme d’Auersfurth, en dehors du service et du règlement. Je vous ai salué, en officier, à la française, comme je salue mon colonel.
— Refus d’obéissance ? Parfait ! C’est ce que j’attendais.
— Vous saviez que je ne m’humilierais pas devant une personne dont l’estime m’est chère. Je vous ai salué, comme je le dois. Je ne vous saluerai pas autrement.
— Très bien ! Vous savez ce qui tous attend ?
— La casemate et le poteau ? S’il vous fallait un prétexte, je vous le donne.
— On pourra commencer avec vous, par ces petites douceurs », lui annonça le colonel, avec une odieuse ironie. « Mais nous vous amènerons à mieux que ça.
— Le peloton d’exécution ? », lui dit François, froidement. « Vous en usez à tort pt à travers. Tout de même pour une pareille vétille, ce serait raide !
— Ce ne sera pas pour une vétille », lui répliqua-t-il, avec une féroce ironie. « Ce sera pour autre chose de plus complet, dans l’ombrage à un supérieur. Vous allez voir. Avec ça et l’histoire du collier, nous vous rendrons bonne et prompte justice.
— Oh ! la justice allemande ! » rugit François avec une sourde indignation.
Bouleversée par ce danger de mort où elle voyait, tout à coup, son malheureux ami, Huguette cria à son mari :
« — Vous êtes fou. Monsieur !… Le capitaine est en visite, chez moi… ! Vous n’allez pas faire de sa visite un guet-apens et m’en rendre complice… Vous allez le laisser se retirer !
— Je crois que vous venez de me donner un ordre, Madame ? » lui répliqua-t-il, d’un ton hautain.
« — C’est mon droit et mon devoir. M. de Lherm est mon hôte. Il est sous ma sauvegarde. Vous n’êtes pas ici, un officier. Vous êtes Monsieur d’Auersfurth. »
Le colonel haussa les épaules.
« — Cet homme vous prend à moi. Et je ne le briserais pas ? Votre trahison me donne droit de vie et de mort. Je l’exerce, comme je l’entends. »
L’épouvante de la mort qui menaçait François, transforma soudain, cette créature de douceur et de charme, en une furie déchaînée, qui voulut aussitôt tout pour sauver l’homme qu’elle aimait.
« — Assassin ! » lui cria-t-elle. « Vous voulez me le tuer ? Eh bien ! non, vous ne le tuerez pas !… Prenez garde !… Qui veut donner la mort, la mérite ! »
Elle venait de penser à Joseph Burdin. D’un mot, d’un geste, à l’instant, elle pouvait le jeter sur cet homme qui méditait de mettre François de Lherm dans le cas d’être fusillé.
« — Des menaces, vous ? » dit le colonel, avec un sourire de méprisante pitié. « Au premier geste, je vous terrasse.
— Prenez garde ! » lui répétait-elle, plus fermement encore. « Vous ne savez pas ce que vous dites !
François de Lherm ne pouvait pas supprimer cet homme, sans encourir la mort.. Huguette ne le pouvait davantage. Mais Joseph Burdin, qui voulait mourir, pourvu qu’il se fût vengé ?… Oui, convulsée de terreur dans tout son être, Huguette, pour sauver François d’une mort inique, accueillait cette idée du meurtre par un autre qui ne demandait jusqu’à sacrifier sa vie. De l’homme qu’elle aimait et de l’homme qu’elle haïssait, il fallait que l’un mourût. Et c’était l’homme haï, l’homme qui voulait faire, d’elle, son esclave qui créait cette nécessité. Pouvait-elle hésiter ?
— Et vous ? le savez-vous ce que vous dites ? » lui répliqua le colonel, imperturbable, devant sa menace. « Vous ne pouvez rien ! Mais moi, je peux me débarrasser de ce séducteur. Je sais ce qu’il faut faire pour cela, s’il n’est pas un pleutre’ et un lâche !
— Monsieur ! » lui cria François, tout frémissant sous l’outrage, « je n’ai plus mon épée… et vous avez, contre moi, la vôtre, avec toutes vos lois… Je n’ai aucun tort envers vous.
— Vous m’avez pris le cœur de la femme que j’aime.
— Je l’aimais avant vous. C’est donc vous qui me l’avez prise.
— Et, parce que je reviens », dit Huguette, à son tour, « au seul homme que j’aurais jamais dû aimer, vous me l’assassineriez ?
— Vous me haïssez, Madame ! » riposta-t-il, les dents serrées ; « vous m’avez en horreur…, quand je vous désire de toute ma puissance de vie ! Vous vous promettez à cet homme, et vous vous refusez à moi ! Vous me bravez, en me le mettant sous les yeux ! Et je ne vous ferais pas souffrir ?… Lui !.. Je m’en moque !… Il n’est qu’un moyen de vous atteindre… Et je ne m’en servirais pas, pour que votre vie reste aussi désolée que la mienne ?… Je ne serais plus digne d’être Allemand !
— Alors », dit Huguette, terrifiée, mais résolue, « que le destin s’accomplisse ! » Et elle se dirigea vers le bord de la terrasse. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.
Le roman est fort divertissant ; merci à JSF de cette publication qui aide à oublier l’ambiance actuelle . Pour l’épisode d’aujourd’hui , « –Et les hommes ? » , n’y aurait il erreur de transcription compte tenu du reste de la phrase ?