PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette tribune est parue dans Le Figaro de ce matin. Les lecteurs de Bainville et Maurras n’y liront rien qui puisse les surprendre. Cependant, face à l’ambition dominatrice ou hégémonique de l’Allemagne – celle des puissants et l’Allemagne a travaillé dur pour construire ou reconstruire sa puissance – ces penseurs lucides, plutôt que de vains reproches faits à la partie adverse, ont en réalité surtout recherché avec passion les moyens institutionnels, sociaux et civilisationnels de nature à rendre sa puissance à la France, trop souvent tentée d’être davantage cigale que fourmi, sous les effets pervers de son régime politique et de l’idéologie qui le constitue. N’est-ce pas à cela qu’il convient de penser en priorité plutôt que de geindre sur la force de nos voisins ?
L’ambition dominatrice de l’Allemagne appartient à ce qu’on appellera les tendances lourdes de la géopolitique européenne
L’heure des bilans, pour un dirigeant, correspond souvent à l’heure des louanges. Angela Merkel a droit aux siennes, de manière étonnante, cela dit, pour peu qu’on pense à son héritage, qui n’a rien de glorieux. Certes, la dirigeante allemande est restée 16 ans au pouvoir, et en politique, la durée a sa valeur. Mais pour peu qu’on évalue son empreinte à l’échelle de l’histoire, on la jugera autrement.
Car au-delà des milliers de décisions qui ont façonné son passage au pouvoir, l’événement le plus important demeurera la crise des migrants de 2015, quand Angela Merkel a décidé d’accepter un million de migrants, ce qui allait transformer le destin démographique de l’Allemagne et la composition de sa population – on a appris, après coup, qu’un grand nombre d’entre eux n’étaient pas syriens, mais le détournement du droit d’asile en filière migratoire à part entière n’est plus à démontrer.
Plusieurs ont vu dans cette décision un calcul économique, pour rajeunir la population allemande. Elle témoignerait d’une grande audace. Il faut voir les choses autrement. Merkel, comme tous les dirigeants allemands, portait le poids de la culpabilité historique de son pays, à jamais marqué par les crimes du nazisme et la Shoah. On peut voir, dans le grand saut humanitariste, de 2015, une volonté d’effacer la tache au front de l’Allemagne, de se faire pardonner ses péchés dans un acte d’expiation relevant à bien des égards de l’automutilation identitaire. L’Allemagne aura vu dans la noyade démographique volontaire une manière originale de laver son âme, à la manière d’un baptême humanitaire. Elle ne voulait pas manquer une forme de rendez-vous correcteur avec l’histoire, et la possibilité d’une forme de rédemption.
Mais à travers cet élan, l’Allemagne a aussi retrouvé, sans qu’elle ne s’en aperçoive nécessairement, ses réflexes autoritaires d’autrefois. Elle a voulu conditionner les fonds structurels européens pour les pays d’Europe de l’Est au fait d’accepter, chez eux, certains quotas de migrants. L’Allemagne imposait non seulement une immigration massive à l’Europe, mais voulait aussi contraindre, et même casser, les États qui ne faisaient pas le même choix qu’elle. À la manière d’une puissance surplombante, l’Allemagne entendait organiser son étranger proche à sa manière. Sa gestion de la crise grecque a aussi relevé de cette logique.
On se souvient qu’au temps de l’URSS de Brejnev et de la doctrine de la souveraineté limitée, les pays d’Europe de l’Est devaient non seulement se soumettre à l’Union soviétique, mais exercer leur souveraineté à l’intérieur du périmètre idéologique tracé par le communisme. À sa manière, Merkel a germanisé cette doctrine, en expliquant aux pays est-européens qu’ils devaient désormais interpréter leur souveraineté à la lumière du multiculturalisme le plus intransigeant – Bruxelles ira aussi dans cette direction.
En fait, au-delà même d’un réflexe autoritaire, on pourrait parler d’un retour de la tentation impériale allemande. Après la Deuxième Guerre mondiale, pour de très compréhensibles raisons, l’Allemagne s’est voulue politiquement naine, minuscule. Elle était traversée par un désir d’anéantissement symbolique. Elle investissait exclusivement son nationalisme dans le mark, et confessait publiquement se méfier d’elle-même, au point de devenir le lieu d’élaboration du patriotisme constitutionnel théorisé par Habermas, qui vidait la nation de ses contenus culturels et identitaires et la transformait finalement en coquille vide.
L’Allemagne de Merkel semble avoir tourné cette page et entend s’assumer désormais comme puissance politique au cœur de l’Europe, en prétendant l’organiser à sa manière. Peut-être est-ce un effet inévitable de sa géographie particulière et de sa position centrale au cœur du continent. On serait tenté de croire que l’Allemagne se voit comme l’ordonnatrice naturelle de l’Europe, comme son principe structurant, et la tendance fédéralisante des institutions communautaires semble le confirmer.
La tentation impériale allemande est antérieure aux horreurs du XXe siècle, et si le nazisme s’en est emparé, on ne saurait en aucun cas l’y réduire. Si le nazisme est une pathologie propre aux horreurs du XXe siècle, l’ambition dominatrice de l’Allemagne y est antérieure, et appartient à ce qu’on appellera les tendances lourdes de la géopolitique européenne. Merkel, à l’échelle de l’histoire, l’aura relégitimée et même normalisée.
On en revient ainsi à une vieille question: comment harnacher l’Allemagne, comment la dompter, même, quand on sait qu’elle se croit en droit de dominer l’Europe, alors que la France se sent quelquefois obligée de s’abolir dans cette dernière? Nul ne sait vraiment comment y répondre, et rares sont ceux qui osent même la poser. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.
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