Entretien par Clément Pétreault.
Cet entretien particulièrement intéressant – comme c’est presque toujours le cas avec Christophe Guilluy – est paru dans Le Point du 25 septembre. On n’est pas obligé d’être d’accord sur tout, mais sur le fond ? Notre réponse est OUI et le lecteur en jugera. Dans l’évolution des analyses et des idées qui reviennent au centre du souci politique, du souci national, et qui, soit dit en passant, ravalent les divers activismes, y compris électoral, à leur rang mineur, Christophe Guilluy aura été, est, un élément essentiel du débat public.
Géographe, souvent attaqué par le monde académique, Christophe Guilluy est aujourd’hui un « intellectuel désaffilié », qui refuse catégoriquement de se rattacher à une école de pensée. Là n’est pas le moindre de ses défauts. Cet observateur clinique des transformations du pays produit des travaux qui ont rencontré un certain écho depuis quelques années.
Il n’en fallait pas tant pour que le géographe – venu de la gauche – devienne celui qu’il fallait consensuellement détester dans sa famille politique d’origine, alors pourtant qu’il redonnait son lustre à des grilles de lecture on ne peut plus marxistes de nos sociétés… Christophe Guilluy décortique le malaise qui alimente les populismes. Interview.
Le Point : Vous écrivez que « pour la première fois depuis les années 1980, la classe dominante fait face à une véritable opposition. Les gens ordinaires sont sortis du ghetto culturel dans lequel ils étaient assignés, ils ont fait irruption au salon ». Pour vous, le réveil des classes populaires est un mouvement inéluctable ?
Christophe Guilluy : Pour comprendre les raisons d’un réveil des classes populaires, il faut remonter aux années 1980. Christopher Lasch, qui alertait sur la « sécession des élites », avait vu juste. Ce qu’il n’avait pas vu en revanche, c’est que ce phénomène s’étendrait au-delà des élites et toucherait l’ensemble des catégories supérieures. Elles aussi ont fait sécession. Ce n’est pas par stratégie ou volonté cynique, simplement, le modèle qui s’est imposé de fait ne permettait plus l’intégration économique du plus grand nombre. Ce modèle, c’est celui d’une mondialisation, synonyme à ses débuts d’une rationalité progressiste qui nous laissait croire, dans sa logique optimiste, que l’ouvrier d’ici allait être, pour son plus grand avantage, remplacé par l’ouvrier chinois.
Il y a toujours eu des voix discordantes, à droite comme à gauche, pour refuser ce modèle…
Oui, mais sans succès, car ceux qui doutaient étaient perçus comme des vieux ronchons, ce qui fut le cas de Jean-Pierre Chevènement par exemple. Pour le reste, le monde intellectuel, culturel, médiatique et les catégories supérieures allaient clairement dans le sens de ce qui semblait constituer à l’époque un progrès sympathique. Sauf que personne n’avait mesuré les effets sociaux qui allaient s’en suivre : la classe ouvrière s’est effondrée. Beaucoup pensaient à l’époque que ce phénomène se limiterait à la classe ouvrière et à la vieille industrie, au monde d’avant… Sauf que le phénomène a progressivement gagné le monde paysan, puis les petits employés d’une partie du secteur tertiaire, que l’on croyait pourtant préservé. C’est ce que j’ai appelé la désaffiliation économique des classes moyennes intégrées, qui hier étaient majoritaires. Ce modèle très inégalitaire a engendré une concentration des richesses et laissé de côté des pans entiers – finalement majoritaires – de la population occidentale. Cette réorganisation sociale s’est accompagnée d’une réorganisation géographique silencieuse très visible sur le territoire, avec l’hyper concentration des richesses dans les métropoles mondialisées.
Le PIB n’a jamais cessé de progresser en France depuis les années 1980…
C’est un modèle économique très pertinent, qui fonctionne tant que l’on garde les yeux rivés sur le PIB. Sur ces 40 dernières années, le PIB n’a cessé en moyenne d’augmenter. De manière globale, ce système fonctionne, mais n’intègre plus les classes populaires, ni économiquement ni culturellement. Nous sommes arrivés – et nous le constatons tous les jours – à un moment où les classes populaires ne se reconnaissent plus du tout dans la narration produite par la classe politique et la classe médiatique, nous sommes entrés dans l’ère de la défiance et d’autonomisation culturelle des catégories moyennes et populaires.
Dans leurs stratégies électorales, les partis ne s’adressent plus qu’aux catégories supérieures et aux retraités.
Comment expliquez-vous que les partis politiques ne soient plus capables de limiter cette défiance ?
Les partis de droite et de gauche traditionnels ont été conçus pour représenter une classe moyenne majoritaire et intégrée. Ils ne conçoivent pas que cette classe moyenne et populaire majoritaire se soit désintégrée et continuent à s’adresser à une classe moyenne majoritaire qui n’existe plus. Le monde d’en bas ne se reconnaît pas plus dans le monde politique qu’il ne s’intéresse au cinéma français subventionné… Dans leurs stratégies électorales, les partis ne s’adressent plus qu’aux catégories supérieures et aux retraités. Cela pose un vrai problème, car leurs représentations de la société n’ont pas changé, ce sont toujours celles des populations intégrées.
Donc d’après vous, c’est ce décalage brutal entre la réalité et les représentations qui fait naître la défiance ?
Cette autonomisation culturelle et économique des catégories populaires ne s’est pas faite en un jour, c’est un processus, imperceptible au début, qui s’étale sur une quarantaine d’années, mais qui finit par devenir massif. Le concept de « France périphérique » a posé problème au monde académique, car je l’ai énoncé comme étant un « phénomène majoritaire », qui allait bouleverser la société tout entière. À partir du moment où il existe un bloc majoritaire, mais non représenté, il devient logique qu’il y ait une réaction. C’est ce qui s’est produit à l’occasion d’événements comme le Brexit en Grande-Bretagne par exemple.
Est-ce une manière de dire que l’on confond les causes et les effets ? Que l’irruption de figures populistes ne serait que la conséquence d’un vide politique et non un horizon espéré par les classes populaires ?
Les gens ordinaires utilisent des marionnettes populistes pour dire « nous existons ». Sauf que cette nouvelle organisation modifie la nature du conflit. Les mouvements sociaux prennent des airs de « mouvements existentiels ». C’était le cas des Gilets jaunes où l’on a vu sortir les catégories fragilisées et se constituer en bloc. Le message était « nous sommes encore la société, nous ne voulons pas mourir et nous cherchons une offre politique pour répondre à nos demandes ».
À quoi ressemblerait un parti politique qui défend réellement les classes populaires ?
Pour l’heure, aucun parti ne les représente, c’est ce qui explique l’importance de l’abstention dans ces catégories. Quand elles votent, elles choisissent souvent les partis dit populistes de gauche ou de droite. Par exemple, une fraction des classes populaires choisit le Front national pour mettre sur la table la question que les autres partis ne veulent pas traiter, qui est la question de l’immigration. Le RN existera tant que ce thème ne sera pas traité, mais en dehors de ce thème, c’est un parti qui n’existe pas, qui n’a pas de militants, pas d’ancrage… J’en viens de plus en plus à considérer l’élection comme un « sondage grandeur nature » dans lequel les catégories populaires nous disent « il y a un petit problème avec l’immigration et la société multiculturelle », ce que nous refusons d’entendre…
Ce n’est donc pas la stratégie du RN qui serait « gagnante », mais celles des autres partis qui serait perdante ?
Il existe presque autant de versions du RN que d’élections… Il faut se rappeler que le FN de Jean-Marie Le Pen était un parti d’extrême droite classique, qui s’adressait aux petits indépendants et à une partie de la bourgeoisie. Le FN est devenu ouvriériste lorsque la classe ouvrière a commencé à voter pour lui. Puis le FN a commencé à s’adresser à la France rurale quand le monde paysan a commencé à voter pour lui… Le problème des élites aujourd’hui, c’est qu’elles ont un tel mépris pour les classes populaires qu’à aucun moment elles ne s’imaginent que c’est l’absence de choix qui fabrique le choix par défaut.
Pourquoi les politiques ne parviennent-ils pas à leur parler ?
Je crois qu’il y a un sujet sur les représentations… La classe politique, tout comme la classe médiatique, est biberonnée à une vision totalement fictionnelle du monde, qui passe par une lecture panélisée des sociétés occidentales. C’est cette vision qui pousse les politiques à ne parler qu’à des segments de la société. Cette pratique de la politique par segments instaure une vision totalement néo-libérale de notre société. Il n’y a pas plus segmenté que la population des métropoles où l’on trouve des commerces hyper ciblés, correspondant à des catégories socioculturelles spécifiques. C’est la netflixisation de la société et des esprits ! De Sarkozy à Macron, ça pense en « mode Netflix », car dans le monde de Netflix il n’y a que des segments, que des tribus. À titre personnel, je pense que ce morcellement infini en tribus ne correspond pas encore à ce qu’est la société.
Il existe quand même des sujets transversaux capables de constituer des majorités…
Chaque campagne électorale nous le démontre ! Sur bien des thématiques, il y a des consensus majoritaires, que ce soit sur le travail, l’État providence, les modes de vie, l’immigration, l’organisation du territoire ou la sécurité… Sur toutes ces thématiques, une immense majorité de la population pense la même chose : les gens veulent vivre de leur travail, considèrent que l’on doit préserver les services publics, que l’on ne devrait pas bénéficier de droits sociaux sans travailler… Sur l’immigration, le débat existe encore dans les médias, mais il est clos dans l’opinion depuis 15 ans. Les deux tiers de l’opinion, voire davantage, pensent qu’il faut stopper l’immigration. C’est la même chose partout en Europe, aux États-Unis, au Brésil ou au Sénégal ! C’est anthropologiquement la même chose dans le monde entier. Préserver son mode de vie n’a rien de scandaleux, et lorsque je parle de mode de vie, je n’y inclus aucune lecture ethnique ou religieuse. Cette thématique du mode de vie est abordée de manière très consensuelle au Danemark par un gouvernement social-démocrate de gauche dirigé par une femme de gauche…
Donc pour vous, tous les partis devraient se ranger à l’opinion majoritaire sur l’immigration ?
Il y a en France des thèmes ultra majoritaires que n’importe quel parti politique normalement constitué ne devrait pas éluder. Sauf qu’on laisse de côté ces thèmes, pour cibler des segments électoraux qui, additionnés, permettent d’atteindre les 20 % nécessaires à une qualification au second tour. Cela signifie que celui qui gagne les élections est élu sur un programme ultra-minoritaire. Et c’est pourquoi depuis 15 ans, ceux qui sont élus à la tête du pays sont immédiatement minoritaires dans l’opinion. La défiance politique que l’on a pu voir dans l’anti-sarkozysme, l’anti-hollandisme, ou l’anti-macronisme atteint des niveaux extrêmes et inquiétants. Quand je parle du temps des gens ordinaires, c’est une invitation à s’inscrire dans une logique démocratique, donc majoritaire. Ce qui rend possible la cancel culture par exemple, c’est l’inexistence d’une majorité. Sans majorité culturelle, la nature ayant horreur du vide, toutes les minorités deviennent légitimes à faire exister leur vision culturelle du monde…
Ne craignez-vous pas d’accentuer les fractures avec des discours de ce type sur l’immigration ?
Depuis 40 ans, alors même qu’on leur dit qu’elles se plantent, les classes populaires ont fait le bon diagnostic sur l’économie, sur les territoires, sur l’immigration. Quand je dis classes populaires, certains pensent « petits blancs »… je précise donc que cette vision n’est pas ethnique, car la question de la sécurité culturelle est posée à tout le monde. Si nous voulons apaiser les choses, le seul levier républicain est l’arrêt des flux migratoires, notamment dans les « quartiers » – je déteste ce mot – où l’objectif devrait être de mieux faire « vieillir » la population pour apaiser les tensions. C’est que c’est un moyen rationnel, efficace et peu coûteux d’apaiser les choses. Je suis frappé aujourd’hui par la manière dont on présente les problèmes. L’exemple du salafisme est parlant. C’est un problème totalement mondialisé sur lequel aucune politique publique ne peut avoir de prise… raison pour laquelle il ne se passera rien. Jouer les gros durs devant les caméras sur ces sujets ne permet en rien d’apaiser les choses.
Sous le mandat d’Emmanuel Macron, les obsessions identitaires ont littéralement explosé, de manière plus rapide et plus puissante que les pays voisins européens. Comment expliquez-vous ce phénomène, et accessoirement, comment le résoudre ?
Soit la majorité existe, soit elle n’existe pas. Je vous renvoie aux travaux de Robert Putnam, l’historien américain qui avait démontré que plus une ville américaine était multi-culturelle, plus la défiance augmentait et plus le bien commun était réduit, car chacun était alors tenté de défendre le bien de sa communauté. Quel que soit le modèle, républicain-français, communautariste anglo-saxon, ou lié à l’État providence comme en Suède, on aboutit aux mêmes tensions. Le religieux monte partout et la question ethnique se généralise… Ce processus est d’autant plus rapide que l’on nie l’existence d’un mode de vie majoritaire et qu’on légitime toutes les revendications minoritaires.
Vous suggérez de changer les représentations pour changer le monde. Comme les révolutionnaires…
Nous avons un « monde d’en haut » qui est dans une bulle de représentation fictionnelle, j’y inclus Hollywood, Netflix, mais aussi l’Université. Il est fascinant de voir comment des universitaires adhèrent complètement à la représentation américaine de la société tout en prétendant combattre le capitalisme qui a précisément permis cette représentation… Il est compliqué de plaquer des analyses de l’Amérique des années 1950 sur la réalité française. Le racisme est une réalité en France, mais ce n’est pas celle du Mississippi des années 1960 du film Mississippi Burning. Le seul moyen d’apaiser les choses, c’est de renouer avec les attentes de la majorité qui ne demande qu’à vivre de son travail, préserver l’État providence, disposer de services publics, conserver son mode de vie, bénéficier d’un modèle qui permet de « vivre au pays »… ■
Sans rien retirer à cette analyse (quel titre aurais-je à le faire ?), je suis frappé par le portrait de nos « catégories supérieures » qui en émerge. Emportées par une vague universelle, aveugles ou soumises à une vision du monde dépassée, impuissantes, voire gâteuses …. irresponsables en somme. Je conteste cette irresponsabilité implicite ou sous-entendue. Les principales fractures françaises sont le résultat de choix mûris par des esprits alertes et structurés et mis en œuvre avec une remarquable suite dans les idées. Comment peut-on laisser passer cette affirmation de M. Guilly » Ce n’est pas par stratégie ou volonté cynique » ?
La confiscation de la représentation populaire, par exemple, a été accentuée par le funeste quinquennat Chiraquien, puis le hold-up de M. Macron et son parti de vessies. L’immigration massive y contribue pour une part mais sert surtout à gonfler artificiellement le PIB par l’importation de consommateurs. Il y a peu, j’ai rappelé dans un commentaire ce slogan officiel de nos élites à la Pascal Lamy : « en France, le moteur de la croissance c’est la consommation » (abandonnant donc une bonne partie de la production aux autres). Electeurs dociles, consommateurs, donc, mais aussi main d’œuvre peu exigeante. Pour faire passer la pilule, media et politiques ont, en plus fait, le choix délibéré de culpabiliser l’opinion par ces accusation répétées et exagérées (pour ne pas dire imaginaires) de racisme, jusqu’à lancer, depuis la tête de l’État, des SOS contre le peuple. Qu’on se souvienne des premiers vœux de nouvel an de M. Macron à la nation « foules haineuses qui s’attaquent aux élus, aux journalistes, aux homosexuels, aux juifs… ». Cette culpabilisation permanente depuis trente ans va bien au-delà de la désinformation, de l’aveuglement entre-soi ou du mépris du peuple que M. Guilly évoque. Elle est un harcèlement moral et mental, un attentat pervers au moral de la nation. Zemmour, contrairement à Zorro, arrive peut-être trop tard.
Les réserves qu’émet Marc Vergier semblent pertinentes et justes ; en revanche , sa conclusion est bien pessimiste ! Je veux croire que Monsieur Zemmour surgit précisément à point nommé pour enfin renverser l’ordre établi depuis quatre décennies et pouvoir changer la donne ; il lui faudra de solides soutiens et de réelles compétences à ses côtés afin d’être crédible jusqu’au bout et passer à la concrétisation d’un programme .
Cordialement