PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro du 20 mars. Mathieu Bock-Côté y examine la crise pandémique sous l’angle anthropologique, c’est à dire, au fond, rien d’autre qu’historique et social, puisqu’il réapparaît que l’homme solitaire et de nulle-part en réalité n’existe pas. L’optimisme souriant des modernes était donc aveugle, comme le regard des aveugles tournant en rond, de Goya et de Baudelaire. Ces aveugles – la lithographie de Goya – le poème de Baudelaire – nous avaient été révélés naguère par Jean-François Mattéi, le philosophe de l’épuisement de la culture européenne et de l’immonde moderne. Par là, Mathieu Bock-Côté remonte à la source de notre déclin et nous restitue l’envie plus que naturelle de retrouver avec Mattéi et Platon, le chemin qui mène chez nous. Nous ne sommes plus seuls à éprouver cette envie, ce souci, de qui tout le positif toujours possible peut remonter à la surface de notre peuple.
Qu’elle soit brève ou s’étende, la présente crise a déjà jeté par terre les dernières illusions de la mondialisation heureuse
Alors que nos sociétés sont appelées pour un temps au confinement généralisé, on ne peut qu’être médusé devant les vidéos où l’on voit de grands rassemblements d’individus défiant les exigences élémentaires de la santé publique au nom de leur droit à s’amuser en meute. Sont-ils exagérément insouciants ou simplement stupides ? Ici, on voit des milliers d’étudiants américains profiter du « spring break » en Floride en crânant. Là, on voit d’innombrables promeneurs s’agiter à Barbès, comme si de rien n’était. Cela sans oublier les vieux têtus et les jeunes idiots qui affichent fièrement leur incrédulité devant la situation d’urgence sanitaire, comme s’il y avait derrière cette crise une manipulation de grande envergure au service d’une conspiration planétaire. Le complotisme qui empoisonne l’esprit public se montre plus toxique que jamais.
À ces incivilités ordinaires, qui nous rappellent la puissance infinie de la bêtise humaine, s’ajoutent des tensions sociales que la présente crise radicalise et que le système politico-médiatique parvient de plus en plus difficilement à relativiser. En France, dans ce que l’on nomme pudiquement certains « quartiers », des voyous, sans gêne, se permettent de cracher sur des policiers à qui on interdit de porter des masques. D’autres pillent les supermarchés. Sans verser dans le catastrophisme, on peut craindre que la situation ne dégénère. Le vivre-ensemble vire à la fable ridicule. Aux États-Unis, les ventes d’armes montent en flèche, comme si l’Américain moyen se repliait dans une mentalité survivaliste, ce qui n’est pas surprenant dans un pays où la violence est omniprésente même en temps de paix.
La possibilité d’un dysfonctionnement significatif de l’ordre social provoque d’inévitables mouvements de panique. Nos sociétés s’étaient déshabituées à la possibilité du manque. En des temps pas si lointains, libéraux et socio-démocrates proposaient chacun leur solution pour lutter contre la pauvreté mais aucun ne doutait du mythe du progrès perpétuel. Nous changeons de registre. La peur de la pénurie et du rationnement en pousse plusieurs à se ruer dans les commerces comme s’ils se préparaient pour un long état de siège. Ce sont des réflexes de survie normalement inhibés en temps de paix qui refont surface, et cela, de manière inévitablement désordonnée.Le basculement dans l’imaginaire de la quarantaine fait surgir des peurs primitives, ou si on préfère, archaïques.
Il ne s’agit pas de dramatiser à outrance la présente situation en se complaisant dans la possibilité du chaos mais de voir en quoi cette crise révèle à la fois la force et la faiblesse de nos sociétés. D’un côté, elles démontrent une capacité de mobilisation impressionnante, une fois qu’elles ont pris conscience du péril qu’elles affrontent. De l’autre, quand elles sont heurtées violemment, elles se redécouvrent comme volcan passionnel. Le tragique frappe dans sa forme la plus archaïque, l’épidémie, qui réactive la mémoire longue des pandémies. On sait que la mort frappera. Une métaphore s’impose : un spectre anonyme, insaisissable, invisible s’infiltre partout et semble trouver mille ruses pour plonger la société dans une angoisse qui s’empare même de ceux qui, hier, affichaient l’optimisme souriant des Modernes.
Toute société se constitue en refoulant ce qu’on appellera la tentation du chaos, en multipliant les digues pour contenir les fantasmes morbides qui, inévitablement, la rongent. Le cinéma américain a souvent exploré sur le mode apocalyptique la possibilité d’un basculement brutal de l’ordre social. Qui revoit le film Contagion de Steven Soderbergh le juge presque prophétique. Mais les sciences sociales, enfermées qu’elles sont dans une cage théorique qui les aveugle, ont cessé d’explorer depuis un bon moment ces régions de l’âme humaine, qu’elles croyaient définitivement asséchées. Il faut se tourner vers les psychologues à l’ancienne comme Gustave Le Bon ou les historiens des mentalités comme Jean Delumeau, Philippe Ariès, ou Raoul Girardet pour retrouver un langage et des concepts permettant d’y revenir,en espérant y comprendre quelque chose.
La crise est la situation limite qui déchire les illusions de temps de paix et oblige une société à dévoiler sa vérité. Qu’elle soit brève ou s’étende, la présente crise a déjà jeté par terre les dernières illusions de la mondialisation heureuse. L’appel au localisme passe du folklore à la vie pratique. Les frontières, hier accusées d’étouffer les peuples, sont redécouvertes dans leur fonction protectrice. Et l’ordre politique, qui doit faire le meilleur usage possible de la science et la technique moderne dans la lutte contre la pandémie, doit aussi savoir répondre aux émotions et passions qui inévitablement finiront par déborder et l’inonder. C’est dans de telles circonstances que les dirigeants révèlent leur grandeur ou leur médiocrité. ■
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).
les bonnes consciences sont comme des dés à coudre. Chacun se glisse dedans sans considérer sa propre dimension. Lorsque la pression devient trop forte, elles s’échappent en sous estimant le danger, car l’anarchie et la liberté sont tellement délicieuses.