Entretien par Joachim Imad.
De cette situation, Louis-Joseph Delanglade a donné dans JSF une analyse d’ensemble lundi dernier : Soixante-dix ans et trois mois. Nous reprenons cet article en tête de nos publications de ce jour, comme en quelque façon introductif à l’entretien qui suit. On pourra lire ou relire cet éditorial. Il y est écrit en commençant : « Certes des précédents existent qui ont agité la zone euro mais, cette fois (mardi 5 mai), c’est extrêmement violent. » Jamais, en effet, l’opposition des légitimités (nationales et européenne) n’a été définie en des termes aussi juridiquement précis ; n’a été aussi clairement posée en termes de principes, en termes aussi politiques, au sens le plus haut et le plus crucial. Et c’est pourquoi le sentiment qu’un dénouement se prépare monte de tous les horizons politiques. C’est l’opposition frontale de ces deux légitimités dont l’une est un artefact que Coralie Delaume expose ici sur un mode assez technique, très éclairant. Les deux textes se complètent. Il s’en dégage une cohérence. [FigaroVox, 15 mai],
FIGAROVOX.- Le Tribunal constitutionnel allemand a rendu le 5 mai un arrêt qui la fait entrer en conflit avec l’Union européenne. Ce conflit était-il inévitable ?
Coralie DELAUME.- Je ne vais pas revenir en détail sur le contenu de l’arrêt car cela a fait l’objet de nombreux articles. Ce qu’on peut dire en revanche, c’est que l’arrêt du 5 mai du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe a une double conséquence potentielle: juridique et économique.
Sur le plan juridique tout d’abord, dans la mesure où la Cour allemande se dresse contre la Cour de justice de l’Union, qui avait jugé légal, en 2018, le «quantitative easing» de la Banque centrale européenne, l’arrêt pose la question de la primauté du droit communautaire sur les droits nationaux. Le principe de primauté est ancien, il a été posé par la Cour de justice de l’UE dans un célèbre arrêt de 1964, Costa c/Enel. Sans doute les États membres ne se rendaient-ils pas compte à l’époque de la portée de cette jurisprudence car aucun n’a protesté. Mais cette portée est immense.
La CJUE écrit notamment qu’«à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité CEE a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres». Elle énonce ensuite que l’engagement européen des États entraîne pour eux «une limitation définitive de leurs droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur». En somme, la Cour sort le droit communautaire de la catégorie «droit international» et invente un ordre juridique nouveau, intégré aux ordres juridiques nationaux. Elle le place au sommet de leur hiérarchie des normes et affirme qu’aucun acte de droit interne – même ultérieur – ne doit le contredire. Ce faisant, elle fait du droit communautaire une sorte de droit «quasi constitutionnel». Les juristes parlent d’ailleurs de «constitutionalisation des traités européens».
La Cour de Karlsruhe avait déjà exprimé que la primauté du droit communautaire n’était pas absolue pour elle.
Il est important de connaître la genèse de la primauté du droit communautaire et de savoir que c’est la Cour de Luxembourg qui en posé le principe. À vrai dire, lorsqu’on nous a fait voter sur le projet de Traité constitutionnel européen (TCE) en 2005, la «quasi-constitution» était déjà là. Cela dit, le principe de primauté ne vaut que si les juridictions nationales y consentent. C’est-à-dire si elles acceptent, lorsqu’elles jugent de quelque chose, de l’appliquer strictement. En France, ça a pris du temps. La Cour de cassation ne s’y est mise qu’en 1975 (avec l’arrêt société des cafés Jacques Vabre), et le Conseil d’État en 1989 (arrêt Nicolo).
Puisqu’on parle du TCE, il faut maintenant parler de son clone, le traité de Lisbonne, et de la manière dont il a été reçu en Allemagne. Sa réception éclaire en effet beaucoup l’arrêt du 5 mai. Même s’il y a un raidissement évident aujourd’hui, la Cour de Karlsruhe avait déjà exprimé que la primauté du droit communautaire n’était pas absolue pour elle. En 2009, les juges de Karlsruhe étudient le traité de Lisbonne pour vérifier sa compatibilité avec la loi fondamentale allemande. Ils rendent alors un arrêt magistral, l’arrêt «Lisbonne», sorte de longue réflexion philosophique sur ce que sont un peuple, un État, sur ce qu’est la souveraineté. Ils rappellent que même si elle en a certaines caractéristiques, l’UE n’est pas un État fédéral mais une organisation internationale. Ils insistent sur le fait qu’il n’existe aucun peuple européen comme source de légitimité, et préviennent que la fédéralisation ne peut pas se faire «en douce» mais qu’un «saut fédéral» ne peut intervenir qu’à la suite d’une décision explicite du peuple allemand de s’autodissoudre dans plus grand.
Il faut replacer ce conflit de légitimité entre la Cour de Karlsruhe et la BCE dans le contexte de la « guerre du dernier mot »
Concernant la primauté du droit communautaire, qu’une annexe au traité de Lisbonne prévoit de consacrer, la Cour de Karlsruhe prévient que «la République fédérale d’Allemagne ne reconnaît pas une primauté absolue d’application du droit de l’Union» et que cette primauté s’arrête là où commence «l’identité constitutionnelle» des États. Elle se réserve donc le droit d’écarter parfois l’application du droit européen («il n’est pas contradictoire avec l’objectif d’ouverture à l’égard du droit européen, c’est-à-dire à la participation de la République fédérale d’Allemagne dans la réalisation d’une Europe unie (…) qu’à titre exceptionnel et sous certaines conditions strictes, la Cour constitutionnelle fédérale puisse déclarer inapplicable le droit de l’Union européenne en Allemagne») et de s’opposer s’il le faut à la CJUE ( «La Cour constitutionnelle fédérale ne peut, toutefois, reconnaître le caractère définitif des décisions de la Cour de justice «qu’en principe».» ).
En somme, nous étions donc prévenus depuis longtemps déjà du fait que la Cour de Karlsruhe était susceptible d’entrer en conflit avec la CJUE ?
Oui, et c’est ce qu’elle a fait le 5 mai en estimant que la jurisprudence de la CJUE sur l’action de la BCE ne la liait pas. Indépendamment du contenu de ce jugement et des mots très durs qu’il contient (les juges allemands qualifient l’arrêt de la CJUE d’«incompréhensible» et d’ «arbitraire», ce qui est d’une violence rarissime), il faut donc replacer ce conflit de légitimité dans le contexte de cette «guerre du dernier mot» entre juridictions qu’a longuement étudiée Alain Supiot. Car ce sont bien deux légitimités qui s’affrontent. Celle du Tribunal constitutionnel allemand d’une part, né des dispositions de la loi fondamentale allemande qui le créent et fixent ses attributions. Celle de la CJUE d’autre part, qui s’est en quelque sorte arrogée sa propre compétence de surplomb, puisque c’est elle-même qui a décidé de la primauté du droit européen et que, ce faisant, elle s’est auto-instituée – par une simple jurisprudence – en Cour suprême.
La légitimité de la Cour de Karlsruhe est sans commune mesure avec celle de la BCE.
Le juriste Guillaume Grégoire écrivait récemment dans une tribune: «On se retrouve dans une situation kafkaïenne où une institution indépendante et technocratique (le juge constitutionnel allemand) sermonne, au nom du principe démocratique, une autre institution indépendante et technocratique (le juge européen) pour ne pas avoir suffisamment contrôlé un troisième organe indépendant et technocratique (le banquier central).» Je suis en partie d’accord, mais en partie seulement. Il est vrai que ce conflit triangulaire de portée majeure échappe complètement aux Parlements, par exemple. Il leur passe par-dessus la tête. Reste qu’à mon avis, on ne peut pas mettre la Cour de Karlsruhe et la CJUE sur le même plan. La légitimité de la première est sans commune mesure avec celle de la seconde, la CJUE étant (comme la BCE d’ailleurs), une entité fédérale sans État fédéral auquel s’adosser et qui, de ce fait, «flotte» un peu dans le vide. Ce n’est pas le cas du tribunal de Karlsruhe, très respecté en Allemagne. Il n’y a qu’à voir la place que son président occupe dans le protocole lors des cérémonies par exemple.
Au demeurant, ledit tribunal n’a de cesse, dans ses arrêts, d’étendre les pouvoirs du Bundestag en matière européenne. Avec l’arrêt «Lisbonne», il a imposé que ce dernier ait davantage voix au chapitre. C’est pourquoi on voit parfois Angela Merkel, lors des réunions des chefs d’États et de gouvernements, mettre en pause les discussions pour aller rendre des comptes à son Parlement.
S’agissant du volet économique, quelles seront les conséquences de l’arrêt de Karlsruhe ?
Tout d’abord, il faut noter qu’en critiquant la politique menée par la BCE, la Cour allemande s’attaque à une compétence exclusive de l’UE, la politique monétaire. Cela est nouveau. Mais si elle le fait, c’est parce qu’elle considère que la BCE outrepasse ses prérogatives, qu’elle se mêle non seulement de politique monétaire mais également de politique économique.
La Cour constitutionnelle allemande s’en prend également à l’indépendance de la BCE.
Les juges allemands pensent que la BCE n’agit pas de manière conforme au «principe de proportionnalité» selon lequel l’action de l’UE doit se limiter à ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs fixés par les traités. L’objectif fixé à la BCE par les traités étant prioritairement de contenir l’inflation, elle ne doit pas aller plus loin. Or le quantitative easing a des implications économiques plus globales, qui dépassent la seule question de l’inflation. Il a notamment des implications sur la politique budgétaire de certains États, puisqu’il leur permet de se financer à des taux inférieurs à ceux dont ils bénéficieraient «par eux-mêmes» sur les marchés.
À partir de là, deux questions. D’abord, la politique monétaire doit-elle se limiter à maintenir une inflation basse? Dans un monde où il n’y a plus d’inflation du tout, la question mérite d’être posée. En tout cas, plus aucune Banque centrale ne fait ça aujourd’hui. Deuxièmement, comment tracer la frontière entre la politique monétaire et la politique économique? C’est très subjectif. Oui, bien sûr, le quantitative easing a un impact budgétaire positif pour certains États puisqu’elle leur permet d’emprunter sans crouler sous le montant des intérêts. Mais si elle le fait, c’est justement pour cette raison!
En sommant la BCE de justifier sous trois mois qu’elle respecte bien le principe de proportionnalité, la Cour constitutionnelle s’en prend également à l’indépendance de la BCE….
Oui, et ça semble paradoxal car le fait que la BCE soit indépendante doit beaucoup au fait qu’elle a été bâtie sur le modèle… de la Bundesbank. L’indépendance de la Banque centrale et de la Cour constitutionnelle sont en effet des piliers du modèle allemand actuel, lequel a été conçu pour mettre un certain nombre de choses à l’abri du politique après que le nazisme a montré où peut conduire la toute-puissance du gouvernement. Et le fait que l’Allemagne ait accepté la création de l’euro doit beaucoup au fait qu’il a été conçu au départ sur le modèle du Mark.
L’euro a cessé d’être une monnaie allemande.
Mais c’est justement là que le bât blesse. L’euro était une monnaie allemande, elle ne l’est plus. Elle a cessé de l’être à partir du moment où elle a commencé à mettre en place des outils de politique monétaire hétérodoxes pour sauver l’euro. Ces outils, d’ailleurs, ont toujours fait hurler les représentants allemands. Il n’y a qu’à se rappeler la démission du chef économiste de la BCE Jürgen Stark en septembre 2011, et celle du patron de la Bundesbank, Axel Weber, quelques mois plus tôt (avril 2011).
De la même façon et pour les mêmes raisons, la Banque centrale européenne était une banque centrale «à l’allemande» mais elle ne l’est plus. C’est pourquoi Jens Weidmann, l’actuel patron de la Bundesbank a été le seul membre du conseil des gouverneurs à voter contre le programme OMT à l’époque de Mario Draghi. L’homme se trouve d’ailleurs aujourd’hui dans une situation très inconfortable. C’est probablement lui qui va devoir aller expliquer aux juges constitutionnels de son pays que la BCE respecte bien son mandat et agit conformément au principe de proportionnalité. Lui qui a soutenu toutes les actions en justice contre la politique monétaire de Draghi…
Dans ce contexte, la BCE, qui vient d’annoncer une nouvelle salve de rachats de dette souveraine pour faire face à la crise du Covid-19, va-t-elle pouvoir continuer son action ?
C’est toute la question. Indépendamment de toutes les critiques qu’elle lui adresse, la Cour de Karlsruhe considère que ces rachats de dette demeurent légaux tant que certaines limites demeurent, à savoir le respect, lors des rachats, du poids respectif des différents États dans le capital de la BCE et le fait de ne pas dépasser 33 % de la dette de chaque pays émetteur. Or comme l’écrit Sébastien Cochard, pour que le nouveau programme (le PEPP) soit efficace, la BCE doit s’affranchir de ces limites. Cochard note d’ailleurs que depuis mars, elle rachète principalement des titres italiens et français mais aucun allemand. La clé de répartition au prorata du poids de chaque pays n’est déjà plus respectée. La deuxième limite (celle des 33 % par pays) devrait elle aussi être franchie bientôt puisque le chiffre de 40 % devrait être dépassé dès l’automne 2020 pour l’Italie et la France. Le ton va donc monter, c’est inévitable. Il commence déjà à monter d’ailleurs. L’un des juges allemands, Peter Huber, vient d’asséner que la BCE ne devait pas «se considérer comme le maître de l’univers».
Cet arrêt signe-t-il la fin de la zone euro comme le disent certains, ou le parachèvement de l’Europe allemande ?
Les options possibles relèvent toutes de la quadrature du cercle. Option 1: l’Allemagne parvient, à force d’oukases, à «regermaniser» l’euro. Mais ça poussera dehors les pays du Sud qui ont énormément souffert de l’existence de «l’euromark» et qui ne sont plus en mesure de supporter ce régime. Je pense surtout à l’Italie, pays lourdement endetté et dont la production industrielle a reculé de 19 % en moins de 20 ans (2000-2018). L’euroscepticisme y bat désormais des records, elle a souvent eu le sentiment d’être abandonnée par l’Europe, et les taux d’intérêt sur sa dette ont grimpé sitôt le jugement de Karlsruhe connu.
Qui de l’Allemagne ou de l’Italie mettra fin à la zone euro ?
Option 2: les dirigeants allemands décident que l’Allemagne doit accepter de renoncer à ce qu’elle est. C’est l’option de l’aile centriste de la droite allemande, l’option Merkel. La chancelière vient en effet de dire qu’il convenait d’aller vers une zone euro plus intégrée et de s’inscrire en faux par rapport aux juges de Karlsruhe. Mais alors, l’opinion se raidira et une droite plus droitière, plus ordolibérale, continuera à monter en puissance. Une droite qui pense sans doute en son for intérieur que l’Allemagne a fait la preuve de la supériorité de son modèle économique, qu’elle vient de faire la preuve de sa supériorité dans la gestion de la crise sanitaire et qu’après tout, elle n’a plus tellement besoin de l’Europe (ce en quoi elle se trompe).
In fine, je me demande qui de l’Allemagne ou de l’Italie mettra fin à la zone euro. Peut-être les deux, peut-être leur interaction, la première ne sachant plus ce qu’elle veut, exerçant sur l’Europe un leadership de plus en plus défaillant et finissant par pousser dehors la seconde. ■
Coralie Delaume est essayiste. Elle a notamment écrit Le couple franco-allemand n’existe pas (Michalon, 2018) et 10+1 Questions sur l’Union européenne (Michalon, 2019). Elle anime également, depuis 2011, le blog L’Arène nue.
C’est ardu, mais c’est très clair. Et même lumineux…
À suivre, donc…