Il fut un temps pas si lointain – le rédacteur de ces lignes l’a vécu – où il était assez mal vu à l’Action française – parfois interdit – de citer Georges Bernanos. C’était la survivance de querelles anciennes que l’on n’avait pas su surmonter. Les choses ont bien changé aujourd’hui. Bernanos est très présent, très commenté, très louangé aujourd’hui à l’A.F. et, bien-sûr, au-delà. Mais en parle-t-on toujours en connaissance de cause ?
Je Suis Français a choisi de remonter aux sources de la relation entre Georges Bernanos, Charles Maurras et l’Action française dans son ensemble, en publiant de larges extraits de l’évocation qu’en donne Henri Massis* dans son Maurras et notre temps. Massis a vécu les événements qu’il relate de très près, il en a été l’un des acteurs, très proche des protagonistes. C’est, à notre sens, une source incontournable pour qui veut savoir et comprendre.
* Henri Massis – Wikipédia
L’homme seul…
L’homme seul, seul au monde, voilà ce qu’était, Bernanos, ce qu’il se condamnait à être — et cela’: jusque parmi ses proches, jusque parmi les siens, à qui, disait-il « ma maladresse, ma faiblesse, ma lâcheté imposent des sacrifices que je ne refuse pas, mais dont je ne suis quand même jamais venu à bout ». « Je fais porter à ceux qui m’aiment le poids de ma propre vie », disait-il encore — et c’était pour ajouter : « Heureusement le dégoût inexprimable que j’ai de moi me justifie-t-il encore un peu devant le Bon Dieu… » Les tâches ordinaires de la vie avaient toujours été au-dessus de ses forces, à lui Bernanos : ne lui eût-il pas fallu tout réformer, tout renouveler autour de lui pour s’en sortir ? « C’est cette idée du « tout ou rien », familière d ma jeunesse, qui m’a perdu », reconnaissait-il un jour. « Peut-on faire sa part à la médiocrité ? et la faillite qui se prépare, si le diable n’est pas mis à la raison d’une manière ou d’une autre, m’humiliera trop intimement pour que j’y puisse survivre », écrivait-il, en 1933, à l’un de ses amis.
Humilié, Bernanos l’était, « déshonoré », attaqué dans son honneur, il croyait l’être — c’était après l’affaire Coty — et déjà toute une partie de lui-même n’était plus, de son propre aveu, qu’un cadavre. « Mon pauvre vieux, il n’y a plus rien dedans ! » lui arrivait-il de gémir. Impuissant, d’autre part, à faire vivre les siens selon des disciplines et des méthodes qu’en vieux réfractaire il haïssait — encore qu’il sentît en lui un bonhomme auquel « la sagesse bourgeoise » ne laissait pas d’en imposer — Bernanos ne verra bientôt plus qu’une issue : foutre le camp !
Partir, en finir une bonne fois, rompre, rompre absolument avec tout ce passé… Ce qui lui manquait, à lui Bernanos — à lui et à ses enfants — n’était-ce pas l’espace, l’espace où se déployer ? « Qu’est-ce qu’on pouvait bien foutre en France ! La France, la « France réelle », comme disait cet imbécile de Maurras, eh bien ! cette France-là était fichue !… On ne pouvait plus y vivre ». « Ah! ce pays me dégoûte…, se prenait-il à dire. Pauvre France ! Pauvre pays ! » Non, il n’y avait plus de place dans ce « peuple de médiocres » pour les cœurs magnanimes, pour des enfants riches de sang comme étaient ses enfants, pour de jeunes Français incapables, physiologiquement incapables, de s’incorporer à l’espèce des sédentaires et des assis !
Restait la France éternelle, bien sûr et peut-être Bernanos était-il l’un des derniers survivants de cette France-là. Mais pour la sauver, cette France idéale, il fallait la refaire et pour la refaire, il fallait aller ailleurs, n’importe où, mais ailleurs, comme Maxence et Guy de Colleville étaient partis avant Quatorze pour fonder, eux aussi, une « Nouvelle France » à leur goût !
« Voilà déjà dix ans, disait Bernanos, que j’aurais dû me rendre libre, sauver ma vie dont le travail des salauds finirait par ne faire qu’un pauvre petit tas de cendres… On en est encore à croire défier de loin, et de haut, la médiocrité, qu’elle est déjà prête à vous tordre le cou !… Oui, je partirai, coûte que coûte, dussé-je partir seul ! » Sa décision était irrévocable, sa détermination sans retour, son exil volontaire. Et c’est alors que soumis à cette fatalité qui devait faire de lui un « nomade jamais apaisé », Bernanos quitta son pays… (À suivre) ■
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