PAR MATTHIEU GIROUX.
Philitt, site qui s’occupe excellemment de philosophie, littérature et cinéma, a publié il y a quelques années (28.1.2013) l’article d’analyse que nous reprenons ici à l’occasion de la récente réédition des Déracinés que JSF a signalée par ailleurs. Les suiveurs de Je Suis Français liront ces lignes avec intérêt et sympathie. De la belle ouvrage !
« Il n’y a donc qu’un unique impératif catégorique, et c’est celui-ci : Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » Cette loi morale, formulée par Kant dans La fondation de la métaphysique des mœurs puis dans la Critique de la raison pratique, est vigoureusement rejetée par Maurice Barrès dans le premier tome du Roman de l’énergie nationale, Les Déracinés. Pour lui, l’enseignement de la philosophie allemande contribue à détacher la jeunesse française de ses racines.
Les Déracinés de Maurice Barrès, publié en 1897, décrit les vicissitudes d’un groupe de jeunes Lorrains. Influencés par M. Bouteiller, un professeur kantien et gambettiste, ils montent à Paris pour tenter d’accomplir un destin cosmopolite. La morale prêchée par le charismatique enseignant va agir en profondeur sur leur être. En tentant d’accéder à l’universel, les étudiants vont se défaire de leurs attaches régionales, du lien charnel à la terre et d’un certain particularisme. Cette « élévation » va pour beaucoup se transformer en chute, en perdition. Arrivés dans la capitale, les Lorrains les plus pauvres ne croiseront pas la gloire, seulement l’isolement et le vice.
Bouteiller fait de la morale kantienne une règle de vie. Persuadé du bien fondé de son enseignement, il n’envisage pas un instant le caractère corrupteur de cette loi. « M. Bouteiller forme sa domination en déformant des âmes lorraines, et dans le même temps lui prépare un emploi plus vaste dont elle est avide et capable. » Aux yeux de Barrès, la relation qu’il entretient avec la loi morale possède un caractère religieux. La valeur intrinsèque de l’impératif catégorique ne peut pas être remise en question. « Au résumé, il serait absurde de supposer qu’un Bouteiller, qui a pris sur Kant son point d’appui et qui désormais, ne le vérifie pas plus que ne fait un croyant pour la vérité révélée […] peut s’attarder à peser les conséquences de son enseignement et les risques d’égarer les caractères d’une douzaine de jeune gens. »
Une morale désincarnée
Pour Barrès, l’impératif catégorique est une morale de l’abstraction, une morale désincarnée. Comme le dit Péguy dans Victor-Marie comte Hugo : « le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains ». Ce qui disqualifie la morale kantienne, c’est qu’elle ne prend pas en compte l’existence de la chair. L’impératif catégorique n’implique pas l’être dans sa totalité. Elle est valable pour un pur esprit mais n’intègre pas la vie du corps, la spécificité de l’instant ou encore l’urgence du contexte donné. C’est un horizon indépassable de moralité. Une loi pour les dieux et non pour les hommes.
Mais de cela, Kant en est conscient. « En fait, il est absolument impossible de cerner par expérience avec une complète certitude un seul cas où la maxime d’une action par ailleurs conforme au devoir ait reposé purement et simplement sur des principes moraux et sur la représentation du devoir. » Aux yeux de Kant, le caractère moral d’une action ne réside pas dans l’action elle-même, mais bien sur la représentation du devoir qui la détermine. « […] quand il est question de valeur morale, ce qui importe ce ne sont pas les actions que l’on voit, mais les principes intérieurs, que l’on ne voit pas, de ces actions. »
La morale kantienne, c’est le contraire du pragmatisme. Une action n’est conforme au devoir que si elle est mue par une « volonté bonne ». Celle-ci n’est estimable qu’ a priori, en ayant accès aux motifs. Or, cette dimension invisible de la moralité, subjective et parfois inconsciente, n’est pas identifiable objectivement. Kant établit donc les bases d’une morale qui n’est pas applicable dans la réalité. Le désintéressement absolu, condition de possibilité de l’acte moral, est inaccessible aux hommes, précisément parce que l’homme n’est pas un pur esprit, parce qu’il possède un corps vivant qui s’inscrit dans un temps et dans un lieu. L’existence humaine est nécessairement incarnée. La loi kantienne ne prend jamais en compte cette fatalité de l’incarnation. En plus d’être inadaptée, elle est stérile.
La morale de l’enracinement
Mais revenons à Barrès. Sa critique de l’impératif catégorique passe par une dénonciation du règne de la subjectivité. Pour le Barrès de la maturité (celui qui succède au Barrès du Culte du moi), nationaliste incandescent, la moralité de l’action ne s’accomplit jamais aussi bien que lorsqu’elle est mise au service de la patrie. La moralité individuelle est secondaire par rapport au destin et à la « conscience nationale » .
« Après que, sous le titre de devoirs, on leur a révélé les ambitions, aucun de ces jeunes gens ne veut plus demeurer sur sa terre natale, et c’est presque avec un égal dédain qu’ils accueillent ses invitations à choisir un milieu corporatif. […] Ils veulent être des individus. » Barrès s’inscrit dans une perspective hollistique (primat du tout sur les parties). Or, la morale kantienne, bien qu’elle ait des vues universelles, trouve son fondement dans la raison pure, c’est-à-dire au cœur de la subjectivité humaine. Pour Kant, ce qui doit guider mon action, c’est cet impératif que ma conscience me révèle. Aux yeux de Barrès, la morale ne procède pas d’une pure subjectivité mais de la volonté d’accomplir un destin commun. La seule morale valide est celle de la terre et de la patrie. En cela, Barrès thématise bien une morale de l’enracinement.
Dans Les Déracinés, Barrès s’attaque au gouvernement en place. Par la voix d’un de ses personnages, il affirme : « « Agis toujours de telle sorte que tu puisses vouloir que ton action serve de règle universelle. » Agis selon qu’il est profitable à la société … J’aurais dû livrer Mouchefrin […] j’ai reconnu que la société, dans ses rapports avec Racadot, avec Mouchefrin, ne s’était pas conduite selon le principe kantien… Si l’individu doit servir la collectivité, celle-ci doit servir l’individu. » La morale véritable n’a donc de sens que si elle est englobante et qu’elle sert la communauté nationale. Si Racadot et Mouchefrin ont commis une faute morale en assassinant Madame Aravian, c’est cette logique du déracinement qui les a conduits à leur perte. Si les deux personnages avaient résisté à l’injonction de leur professeur et étaient restés en Lorraine, leur destin aurait été tout autre. « En suivant toutes les cérémonies de ces imposantes funérailles, j’ai été amené à penser que si l’on voulait transformer l’humanité et, par exemple, faire avec des petits Lorrains, avec des enfants de la tradition, des citoyens de l’univers, des hommes selon la raison pure, une telle opération comportait des risques. […] Racadot, Mouchefrin, sont notre rançon, le prix de notre perfectionnement. Je hais leur crime, mais je persiste à les tenir, par rapport à moi, comme des sacrifiés. »
La critique de Kant est explicite dans ce passage. En cédant à la fois à la tentation de l’universel et de l’individuel, le groupe de Lorrains a perdu plusieurs de ses membres. La pureté de la loi kantienne a fait perdre tous repères aux plus faibles d’entre eux. Seuls les nantis ont survécu. Le nabot Mouchefrin et le taureau Racadot étaient dépendants de cette terre qu’ils ont quittée. Pour Barrès, la vie morale est indissociable de cette conscience immanente. L’âme n’est véritablement elle-même qu’enracinée. Abandonner sa terre, c’est perdre une partie de soi. Kant a voulu leur faire oublier. Ils s’en sont souvenus mais trop tard. ■
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