Par Lyana ALAMEDDINE et Iva KOVIC-CHAHINE.
Beyrouth entre vitalité et décadence, c’est un reportage intéressant que livre L’Orient Le jour en date du 30 décembre. Plus grand chose à voir avec la douceur de vivre du Beyrouth d’avant les guerres intestines, tombée dans le malheur, la pauvreté, le délitement presque absolus. Ces choses vues sont présentées ainsi par le grand quotidien libanais : « La capitale libanaise ne faillit plus à sa réputation : la vie nocturne y a repris de plus belle. Mais aujourd’hui, ce que cherchent les fêtards sur les dance floors, c’est un semblant de normalité dans un pays frappé par une crise économique sans précédent. »
Un samedi de décembre, à Beyrouth, vers deux heures du matin. Masque sous le menton, cigarette entre les doigts d’une main, bouteille de bière dans l’autre, des noctambules se pressent sous le crachin. « C’est là, la queue ? » « N’essaie même pas, ça fait une heure que j’attends. » Un videur rattrape une barrière de protection bousculée par des fêtards à bout de patience. Des fêtards qui, pendant plus d’un an, ont été privés de boîtes de nuit en raison de la pandémie de Covid-19. Puis à cause des dégâts infligés à ces établissements par la double explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020. Ce n’est qu’en juin dernier que les clubs et boîtes de nuit ont pu reprendre leurs activités en extérieur. Il y a quelques mois, les événements organisés en intérieur reprenaient aussi à travers la capitale.
Peu importe l’endroit ou le style de clientèle, l’ambiance est la même. Les basses font trembler les murs, et dans l’obscurité, les jeux de lumière éblouissent. Les corps se frôlent et s’abandonnent au maelström de la nuit. Jusqu’au premier rayon de soleil, l’espace de quelques heures, c’est dans cette bulle éphémère que ces hommes et ces femmes se réfugient. Pour s’échapper, se défouler, pour oublier. Les nuits folles de Beyrouth, célèbres depuis des décennies, s’apparentent désormais à la quête d’un faux-semblant de normalité dans un pays écrasé par une crise économique sans précédent.
Avant que les boîtes de nuit n’accueillent leur raz-de-marée de fêtards, l’avant-soirée prend déjà des airs de fête. Les commerces ont baissé leurs rideaux de fer, les rues de la capitale sont vides et sombres. Sauf dans les quartiers de Badaro, Mar Mikhaël et Gemmayzé où règne un vacarme festif. « Ici, on a l’impression que la vie est normale », explique Lara en sirotant son verre dans un pub bondé avant de partir en boîte. L’ambiance de ces lieux détonne avec le contexte général. En deux ans, la chute du Liban a été vertigineuse : la livre a perdu plus de 90 % de sa valeur; 78 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, soit trois fois plus qu’en 2019; et les prix ont augmenté de 281 % entre juin 2019 et juin 2021, selon le dernier rapport de l’Escwa, publié en septembre dernier. À Mar Mikhael, des jeunes, qui ont bien moins de 18 ans, font la fête devant une « dekkeneh » qui sert de l’alcool, sans discrimination d’âge… Des enfants des rues font les yeux doux aux fêtards à qui ils espèrent vendre une rose. Les pubs s’affrontent à coup de musique. Des bambochards rient un peu trop fort, ce qui leur vaut de se faire arroser par un voisin à bout de nerf qui leur hurle de se taire depuis son balcon. Il est une heure du matin. Une femme, passablement éméchée, peine à marcher. Sa soirée vient de se terminer. Celle des autres ne fait que commencer.
« On mérite une pause »
Cette nuit-là, les soirées sont nombreuses, mais l’une d’elles attire plus de monde avec sa programmation de DJ internationaux dont la musique résonne déjà à une dizaine de mètres de l’entrée de l’entrepôt transformé en club pour l’occasion.
Dans la file des « walk-ins », une cinquantaine de personnes attendent tandis que leur parviennent les cris des fêtards. L’attente est longue, mais pas suffisante pour décourager certains. Ils patientent en dansant, en fumant, en tentant de négocier avec le videur, sans grand succès. « Je savais qu’on allait être recalés… Tout le monde a entendu parler de cette soirée », se plaint Yasmina assise dans sa voiture avec son groupe d’amis. Ils sont venus de Broummana. « La vie est trop courte pour attendre que ces fichus politiciens fassent leur travail… Tu te réveilles tous les jours en attendant une nouvelle augmentation des prix, khalas… » s’emporte Samer. « C’est vrai qu’on a d’autres priorités, mais on mérite une pause », lâche-t-il. Une pause à 400 000 LL par personne, tarif accès standard. « En plus, on doit ajouter le prix de l’essence pour le trajet », renchérit Lina*, en référence au tarif des 20 litres désormais vendus à plus de 330 000 livres libanaises (la moitié d’un salaire minimum). Alors, pour économiser, ils préfèrent boire chez eux avant de venir. Le groupe finit par tourner les talons, direction une autre boîte de nuit, tandis que d’autres, plus déterminés, restent. Dans la file « backstage », ils sont plus d’une vingtaine. Ici, c’est la queue des privilégiés : ceux qui paient 80 dollars « frais » pour passer la soirée derrière le DJ, enfin presque. « Il est 2h30 et je n’ai toujours pas de verre à la main », rouspète un jeune homme, le visage froissé. À travers le rideau, il peut apercevoir la foule à l’intérieur, en transe.
Ces lieux sont un microcosme du pays. « Il y a deux mondes : celui de la diaspora et des résidents payés en dollars frais, qui peuvent se permettre de se lâcher, et celui des Libanais payés en monnaie nationale, qui n’ont pas ce luxe », remarque Ralph Nasr, fondateur de la marque d’évènementiel Retrogroove, qui a repris l’organisation de soirées en juin 2021.
À l’intérieur de l’entrepôt, dans un coin, Manso laisse son corps se balancer au rythme de la musique. Mais il ne prendra pas ce risque une autre fois : la propagation du virus le refroidit. Ces derniers jours, le Liban enregistre plus de 1 000 nouveaux cas de Covid quotidiennement.
Kassem sort de la boîte en hurlant, sans masque. « N’essayez même pas de rentrer, c’est nul… Tu ne peux même pas bouger à cause de la foule. » Quand il évoque son quotidien, son visage se crispe un peu plus encore. « La routine nous tue. » Du lundi au vendredi : cours en ligne, un joint à la main. Ses amis et lui sentent que leurs belles années ont été fauchées par la crise. « Je compte profiter de mes soirées en attendant de pouvoir quitter ce pays. Il n’y a rien pour nous ici », lâche Kassem.
« Ça fait partie de notre ADN »
Dans l’entrepôt, l’ascenseur industriel monte. Le volume de la musique aussi. Un cran pour chaque étage. La porte s’ouvre. Les mains se lèvent. Les silhouettes vacillent, vrillent et se retrouvent. Une femme, la quarantaine, se déhanche. Elle fait du gringue à un jeune homme, qui a l’air d’apprécier. Sous l’effet du stroboscope, leurs échanges sont presque cinématographiques. Cette nuit, tout leur sera permis.
La foule se fédère autour du DJ, avec pour seule discipline le rythme que ce dernier ordonne, derrière une myriade de machines aux boutons aussi nombreux que colorés. Le tempo s’accélère. L’air est épais. La fatigue, contingente. Son public est prêt. Dans quelques instants, il fera remonter la vague jusqu’à ce que la houle l’emporte.
Khaled longe les murs, seul. Depuis qu’il a trouvé un job à mi-temps payé en dollars frais, il trouve refuge, au moins une fois par mois, dans les boîtes de nuit. « Ça me demande un effort mental de sortir et de “sociabiliser” », confie-t-il tout en ajustant ses lunettes de vue. Mais une fois sur place, cet homme au regard enfantin se lâche. « Danser, c’est une sorte d’antidépresseur. » Il rejoint la salle où la techno s’emballe.
« Avant, tu dépensais 400 000 LL grand max », raconte Laura, un petit sac au dos pour ranger ses liasses. Six mois qu’elle n’avait pas vu sa ville. « Il y a tellement de souffrance dans le pays », lâche celle qui a quitté le Liban pour Dubaï. Mais dans cette salle, « ça ne se voit pas, tout est occulté… C’est fou ».
« Ça fait partie de notre ADN », explique Joe Mourani, fondateur et propriétaire du Ballroom Blitz, une des boîtes emblématiques de Beyrouth qui a rouvert à la mi-octobre. « Le fait de priver de soirée les Libanais, c’est un petit peu changer leur style de vie. Avec les circonstances qui s’aggravaient, il fallait offrir une échappatoire », continue-t-il. « Notre industrie est en mode survie. Les gérants de club travaillent sans relâche et font face à des coûts fluctuants », explique Moe Choucair, directeur du Ballroom Blitz. Mais il n’y a pas que les prix qui deviennent un casse-tête. La propagation du Covid et les mesures mises en place pour la freiner s’ajoutent aux obstacles rencontrés par les entreprises. « Les restrictions ne nous sont pas bien communiquées. Nous devons nous-mêmes nous rendre dans les ministères pour essayer de comprendre les procédures », indique-t-il.
« On vit comme des zombies. Ici, je suis vivante »
Dans la foule, Sarah enlace un ami en mâchant un chewing-gum, accessoire essentiel pour éviter que les dents ne claquent trop après avoir pris de l’ecstasy. Autour d’elle, certains se prennent en selfie pour immortaliser le moment. « On ne crée plus de nouveaux souvenirs, on vit comme des zombies. Ici, je suis vivante », lance-t-elle.
Dans les couloirs, Malek, qui patiente devant les toilettes des filles, tient à peine debout. « J’attends que mon amie finisse de vomir », se justifie-t-il. « C’est déprimant. Les gens font semblant de s’amuser ici », poursuit-il en rigolant. Devant lui, deux femmes entrent dans les toilettes pour se repoudrer le nez. Anna*, chargée de la propreté des lieux, s’est assoupie sur un petit tabouret. « Je veux qu’ils rentrent tôt chez eux… C’est ce que j’espère tous les soirs », dit-elle, avant d’ajouter : « Ça me surprend, il y a des gens qui meurent de faim et ils ont tous le sourire aux lèvres. » Ses yeux se ferment de fatigue. Quelques minutes plus tard, elle cède sa place.
Nour reprend l’ascenseur industriel. Cette fois-ci pour rentrer chez elle. En un instant, la réalité de la crise dans le pays la rattrape : faute de courant, ce sont onze étages qu’il va falloir monter dans le noir. « Je vais dormir chez toi », dit-elle à un de ses amis. Son week-end prend fin. Elle attend déjà le prochain.
À la sortie, les couples d’une nuit quittent les lieux pour mieux se défaire le lendemain. D’autres attendent la voiture qui vient les récupérer. « C’est 100 000 LL pour rentrer », fulmine une jeune femme dans le froid.
Les valets de parking s’activent pour ramener les voitures à leurs propriétaires. Ils se réchauffent comme ils peuvent dans leur uniforme. « Ça m’attriste, c’est sûr. Ces gens-là dépensent en une soirée ce que je gagne en une année », s’emporte l’un d’entre eux.
Certains n’abdiquent pas. Il est 6 heures du matin. Khaled poursuit sa soirée avec de nouveaux amis. Il ne rentrera chez lui que l’après-midi. Pour retarder l’échéance du passage « de cet état de légèreté à la boule au ventre… Ces deux planètes opposées ». ■