Par Marc Obregon.
À vrai dire, nous avons tout simplement aimé – comme les précédents repris dans JSF – cet article écrit avec talent, parfois avec excès, dans une langue souvent inattendue, vigoureuse et riche, devenue si rare, et qui foisonne de mots détonants, de réflexions justement posées, savamment construites… De quoi s’agit-il ? De la fête servile, de la multitude avilie qui s’y livre, du fouet du plaisir décadent, ,ce bourreau sans merci, de l’atmosphère obscure qui enveloppe la ville et des remords qu’elle y cueille. Tout cela est dans Baudelaire, le plus antimoderne, peut-être, de nos vrais grands poètes. Marc Obregon restitue ici une telle atmosphère façon 2022. Article tiré de l’Incotidien du 4 janvier. Où se déploie tout un esprit de résistance et de dissidence à l’égard des fausses valeurs du monde moderne ou postmoderne. Que cela vienne souvent de talents de jeune génération dans son propre langage est une raison de plus de s’y intéresser.
Nous sommes le 4 janvier, il est 10h44 du matin. Les soupières ont été rangées, on a remisé le fantôme de Mamie dans son ramasse-miettes en argent cabossé, les dernières flaques d’alcool tapissent encore les derniers coins de rate, les poudres oiseuses commencent seulement à s’évaporer dans l’air où elles rejoignent l’éternité des flocons. Paris en janvier ressemble toujours à une traînée de cendres, à un filament mégotier qui s’époumonne sous une pellicule de givre. Après le retour de l’Enfant Roi, après la longue et belle nuit qui renfloue la chaleur des chaumières, c’est toujours le retour aux pulsions méphitiques, aux froides flatulences de l’Ennemi. Là où la Ville se rengorge une dernière fois et lâche ses ultimes malfaisances. Les sapins morts au sol deviennent labyrinthes de ronces, les vitrines de Noël des mascarades éventrées, les santons ont remballé leur feutrine pour des nippes en latex commandées sur Wish et Ali Express, les aumônes sur les mitaines des pauvres hères redeviennent crasse, Vieux Pape, héroïne brune mélangée aux crachats des chambres à air.
Tout près de la Sainteté, l’ordure n’est jamais loin, respirant odieusement comme une soupape de corbillard, tout contre le front ceint d’étoiles de votre double rêvé. Vous vous demandez si le monde tout entier n’est pas devenu un piège pour le chrétien, après avoir été son révélateur. Les tentations et les malédictions proférées par le monde biblique sont devenues des réalités, les mâchoires du réel se sont refermées sur la pulpe de l’âme à mesure que le cosmos se repliait dans sa boîte de Fermi, à mesure que résonnait au-dessus de nous le cliquetis métallique des cieux simulés et des horizons factices, escamotant le vrais visage du Ciel.
Vous avez revu quelques péplums cet hiver tout en remuant allégrement les braises de vos souvenirs, perclus de nostalgie : dans ces couleurs chatoyantes et dans ces dictions théâtrales vous avez entrevu la complexité d’un monde disparu, remplacé peu à peu par des imitations à moindre frais. Même le Diable a pris les atours d’une parodie, partout vous lisez ses grimaces, dans les vitrines clinquantes du boulevard Haussmann où s’étalent les chairs frigides et malmenées d’un mannequin gigantique de 16 piges jusqu’aux babouches graisseuses d’un mahométan en pleine crise de paranoïa, quelque part entre Barbès et Château Rouge, là où l’Occident s’arrête brusquement pour laisser place au caniveau global du cauchemar mondialisé. Vous vous demandez ce qui a changé au fond depuis Edom, depuis Gomorrhe, depuis les rues fangeuses de Babylone, frangées d’or et d’excréments… Les enfants sont toujours sacrifiés et enterrés vivants dans des statues de sel à l’effigie de Moloch, les jeunes femmes sont toujours prostituées à même leurs berceaux, les marchands du Temple portent désormais des doudounes matelassées mais ce sont toujours les mêmes talons d’argent convertis en monnaies cryptiques, numérisées, à létalité décuplée par leur vitesse de reproduction et de dédoublement à travers l’odieuse Grille qui a été rivetée, vissée au Globe à travers chaque ordinateur, chaque téléphone.
Dans une sorte d’hallucination vous pouvez presque la voir, cette Grille. On est loin du fantasme binaire et adolescent de Matrix, il n’y a pas d’envers et d’endroit, il n’y a pas de faux et de réel, il n’y a pas deux mondes qui s’opposent – ce qui arrange bien les satanistes, les gnostiques et les dépressifs de tout poil. Non, il n’y a toujours eu qu’un monde, et le meilleur possible, celui de la Création, sauf qu’il est désormais hybridé de factice, sauf que chaque photon, chaque atome est en passe d’être hacké par notre insatiété. Tout se joue ici et maintenant, mais à quel prix ? A chaque seconde, il faut racheter sa conscience, se montrer digne, éloigner la flaque du démon qui n’arrête pas de s’étoiler à nos pieds, emportant tout, masquant tout, transformant la beauté en luxe, l’amour en copulation, le désir en argent sale, l’éternité en portions mal détaillées d’espace et de temps – qu’on va jusqu’à vous vendre au prix fort, NFT et consorts !
L’ultime grimace, l’ultime dégueulasserie, ces abjects vendeurs de reins bâtards qui vous vendent des barre de Rien ! Vous reprenez votre souffle. Vous repensez à Gethsemani. Rien n’est fini. Tout commence. ■
Langue riche et foisonnante loin des clichés habituels , ça change fait penser à Rabelais et à ce film de Jacques Tati « jour de fête » avec des lendemains qui déchantent.
Ecriture belle et de génie , clairvoyance déchirante et ô combien juste !
Ces mots nous bouleversent et nous réconcilient avec nos contemporains plus sûrement que le langage niais habituel , autorisé , pasteurisé , stérilisé .
Bien cordialement .