Des dizaines de manifestants tués au Kazakhstan, des militaires russes envoyés sur place
Face à des manifestations devenues parfois émeutes, le président kazakh a fait appel à l’aide militaire de l’Organisation du traité de sécurité collective, dominée par Moscou. Kassym-Jomart Tokaïev a décrété l’état d’urgence partout au Kazakhstan, il considère que les manifestants sont des “terroristes” et estime qu’ils ont été entraînés à l’étranger.
Après une journée du 5 janvier marquée par d’intenses manifestations au Kazakhstan, avec parfois des actes violents ou de pillages, le premier bilan s’annonce lourd. Le matin du 6 janvier, des médias locaux comme Vlast.kz parlent de plus de 1 000 blessés dans tout le pays, dont 62 en soins intensifs. Dans la soirée, le ministère de l’Intérieur kazakh a estimé que 18 membres de forces de sécurité avaient perdu la vie et 2 300 personnes avaient été arrêtées, décrit le média kazakh Tengrinews.
D’après la porte-parole de la police, des “dizaines” de personnes auraient été tuées dans la nuit lors d’affrontements avec les forces de police, écrit l’agence de presse russe Interfax. A Almaty, la principale ville du pays, les médias locaux évoquent également la mort de 12 membres des personnels de sécurité, pour plus de 350 blessés.
A Taraz, dans le sud du pays, près de 1 000 manifestants se sont rassemblés et ont incendié le bâtiment de la branche locale du parti présidentiel Nur-Otan durant la nuit du 5 au 6 janvier, décrit Spoutnik. Le siège de la région a aussi été endommagé.
L’OTSC appelé en renfort
Face à cette situation, les autorités kazakhes passent à l’étape supérieure. Dans la soirée du 5 janvier, le président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev a officiellement demandé de l’aide à l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une organisation internationale dominée par Moscou, dans une réunion retransmise par la télévision kazakhe Khabar24. C’est la première fois qu’une telle demande est formulée dans un pays d’Asie centrale pour résoudre une crise politique interne.
Très rapidement, l’OTSC a répondu favorablement à la demande de Nur-Sultan. Des troupes de “maintien de la paix”, composées majoritairement de militaires russes, ont été déployées au Kazakhstan dans la nuit du 5 au 6 janvier. Des troupes supplémentaires originaires d’Arménie et de Biélorussie sont attendues. Tengrinews relève que les militaires auront pour mission de garder les bâtiments officiels et resteront dans le pays jusqu’au moment où les autorités kazakhes leur demanderont de partir.
Au Kirghizstan, également membre de l’OTSC, le parlement n’a pas pu se réunir le 6 janvier pour décider de l’envoi de ses propres troupes dans le pays voisin du nord, selon le média kirghiz Kloop.kg. La décision sera prise le 7 janvier prochain.
La question est fortement controversée dans le pays. « Nous pourrions aider sur les questions économiques, humanitaires ou autres. Mais envoyer, même des forces de maintien de la paix, dans un pays voisin n’est pas rationnel, c’est mal », a estimé le député Dastan Bekechev, relayé par Kloop. A l’inverse, le président kirghiz Sadyr Japarov et le gouvernement kirghiz ont estimé qu’il fallait aider le Kazakhstan. Plusieurs dizaines de personnes ont manifesté devant le bâtiment du Parlement pour s’opposer à cet envoi et pour que le Parlement se réunisse en public.
Dans le détail, les troupes envoyées au Kazakhstan sont en grande majorité russe, avec en plus quelques 200 soldats tadjiks, relaie Vlast.kz. L’Ouzbékistan et le Turkménistan, non membres de l’OTSC, ont officiellement soutenu le gouvernement kazakh, mais n’ont pas promis d’envoi de troupes.
Une situation encore tendue
Ce jeudi 6 janvier, la situation demeure cependant tendue dans plusieurs villes du pays. A Almaty, un affrontement a eu lieu dans la matinée entre des militaires et 200 manifestants, dont certains seraient armés d’armes à feu, décrit le média russe Spoutnik.
En début d’après-midi, près de 250 personnes se sont rassemblées au même endroit, la place de la République, et d’autres manifestants seraient en train de les rejoindre, décrit Spoutnik sur sa chaîne Telegram. La mairie d’Almaty, incendiée le 5 janvier, serait encore en train de brûler, révèle le média russe. Le média russe Meduza diffuse de son côté une image du bâtiment de l’administration centrale d’Almaty, également aux prises avec un incendie.
Des bruits de tirs ont été entendus sur la place de la République à Almaty en fin de journée, relaient plusieurs médias locaux dont Vlast.kz. 250 à 300 personnes seraient encore présentes. En fin d’après-midi, la police a évoqué l’arrestation de 2 000 personnes à Almaty, décrit Vlast.kz.
Durant la matinée du 6 janvier, des manifestants se sont réunis à Aktaou, dans le sud-ouest du pays, décrit Spoutnik. La situation est restée calme toute la journée.
Internet reste difficile d’accès
Plus largement, la situation reste délicate à décrire pour les médias locaux du fait de coupures très fréquentes d’Internet. Contrairement au 5 janvier, où la coupure a touché l’ensemble des sites kazakhs, gouvernementaux y compris, la coupure de ce jeudi 6 janvier affecte essentiellement les médias et les réseaux mobiles.
Comme l’a noté l’ONG britannique Netblocks, spécialisée dans la surveillance des coupures d’Internet, le réseau des réseaux a été restauré durant le discours du président kazakh avant d’être coupé à nouveau. Selon la télévision Khabar 24, proche du pouvoir, Internet a été restreint “pour des raisons de sécurité”.
Dans le détail, le chercheur français Kévin Limonier, spécialiste d’Internet dans les pays d’ex-URSS, a relevé qu’Internet n’avait pas été coupé au Kirghizstan, en Ouzbékistan et au Tadjikistan, alors que ces trois pays dépendent de câbles kazakhs. “Cette coupure semble n’avoir pas été faite à la va-vite”, estime-t-il sur Twitter.
Les manifestants considérés comme “terroristes” par le président kazakh
Plus largement, la situation reste électrique entre les manifestants et les autorités. Dans son appel à l’OTSC, le président kazakh a considéré que les manifestants étaient des “terroristes”, et qu’ils avaient reçu “un entraînement à l’étranger”. Kassym-Jomart Tokaïev a également ajouté que les manifestants étaient des “bandits” ou formaient des “gangs terroristes”.
Ce discours volontairement martial a été repris par les autorités locales, notamment à Almaty, pour décrire leurs affrontements avec les manifestants. “Ce matin, des groupes de bandits armés d’armes à feu ont encerclé deux grands hôpitaux cliniques multidisciplinaires d’Almaty. Les terroristes ne laissent pas entrer dans les hôpitaux les patients qui sont en ambulance, ainsi que les médecins et le personnel médical”, décrit ainsi la situation ce jeudi 6 janvier le commandant d’Almaty, relaie Tengrinews.
Une protestation sociale et politique
La militarisation du conflit entre les autorités et les civils, ainsi que les nombreux rapports sur les pillages nocturnes, font passer au second plan le contexte des mouvements de protestation. Dans une analyse réalisée pour le média américain Radio Free Europe, le journaliste Bruce Pannier retrace le contexte de longue date des événements actuels.
Selon lui, ce sont surtout des problèmes structurels tels que l’inégalité béante et l’incertitude sociale dans la société, couplés à des promesses de réforme non tenues, qui constituent le fondement des événements. “Les protestations actuelles – d’une ampleur inédite au Kazakhstan – sont une expression publique de la méfiance envers le gouvernement. Et il semble que les promesses en demi-teinte et les concessions partielles que les autorités font au peuple kazakh ne fonctionneront pas”, décrit l’observateur.
Un reportage de Meduza confirme cette impression. “Premièrement, je voulais sortir parce que mes amis et moi avons tellement insisté : que nous devions changer, que le régime ne nous satisfaisait pas. Et maintenant, le moment est venu pour nous de défendre notre position citoyenne”, explique une participante aux manifestations d’Almaty. “Dans les forums de discussion, on écrivait que c’était une foule, qu’ils [les manifestants] voulaient montrer leur force, comme des animaux. […] Et j’en suis venue à penser qu’il s’agissait de personnes qui ne réclamaient pas la simple survie, mais une vie normale. L’histoire est en train de s’écrire. Quel que soit le résultat, c’est un tournant”, ajoute-t-elle.
Etienne Combier, Florian Coppenrath
Rédacteurs en chef de Novastan
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