PAR PIERRE BUILLY.
La kermesse héroïque de Jacques Feyder (1935)
Joyeuses commères de Flandres
Résumé : En 1616 la petite ville de Boom, en Flandre Orientale, se prépare pour sa kermesse annuelle, quand un garde vient annoncer l’arrivée de l’ambassadeur d’Espagne et de sa suite armée, se rendant aux Pays-Bas.
Voilà un film majeur de la courte carrière dans le cinéma parlant de son auteur, Jacques Feyder, et un film couronné de prix (Biennale de Venise, deux Oscars, etc.)
Si l’œuvre fait bien ses quatre-vingt cinq ans, ce n’est pas du fait de ses images un peu floues, du Noir et Blanc, et de la jeunesse de Françoise Rosay ; mais plutôt parce qu’elle commence par un carton indiquant que la ville où se déroulera l’intrigue est imaginaire et ajoutant : »S’ils ont choisi ce cadre, c’est que les auteurs ont pu, afin d’embellir leurs images, demander aux chefs-d’œuvre des grands peintres flamands, à toutes ces vies immobiles sur les murs des musées, le secret de leur vérité humaine et de leur gaieté ».
Imagine-t-on, aujourd’hui, ce que serait un pareil appel au goût et à la culture des spectateurs ? Et de fait, au fil des séquences, on reconnaît, mis en images, ici un Vermeer, là un Breughel, là un Hals, là encore un Rubens ; et n’étant guère amateur de peinture, je me dis que j’ai dû en omettre beaucoup… C’est en tout cas une somme de clins d’œil savoureux et civilisés.
Ce qui serait un autre sujet d’étonnement, aujourd’hui, c’est l’intrigue même : les Espagnols en Flandre ; pour beaucoup, l’histoire d’Espagne, c’est le Roi Ferdinand et la Reine Isabelle (les méchants et ingrats souverains qui expulsent les derniers Arabes et délaissent Christophe Colomb), puis rien, puis la vilaine Inquisition, puis Charles Quint et Philippe II, puis la guerre qu’y mène Napoléon pour y installer son frère, puis rien, puis le méchant Franco et la gentille Passionaria. Puis la Movida et le football. (Et la Costa Brava et la paella). Mais l’Espagne, ce fut aussi un des tourments principaux de la France, une puissance mondiale qui, donc, avait ses aises aussi bien au Nord qu’au sud de notre pays.
Le film est un tourbillon, où de graves bourgeois flamands, extrêmement niais, égoïstes, ridicules et vaniteux se font duper et abondamment cocufier par leurs femmes qui feront aux troupes espagnoles le gai sacrifice de leurs corps.
Prenant les choses en main, et jouant sur la trouille noire qu’inspirent les hidalgos aux boutiquiers, la femme (Françoise Rosay) du bourgmestre (André Alerme) en profite à la fois pour donner sa fille en mariage au jeune peintre Breughel (Bernard Lancret) qu’elle aime (et non au pleurnichard boucher, premier échevin – Alfred Adam) et pour octroyer à toutes les femmes de la ville une nuit de liberté, de gaieté et de revanche amoureuse…
Le film est superbe par sa composition, ses décors et costumes, l’allégresse de ses mouvements de caméra, pour ses acteurs aussi : outre ceux déjà cités, admirable composition de Louis Jouvet en moine vicieux et papelard, beauté et grande allure de Jean Murat, ambassadeur d’Espagne et amant d’une nuit de la femme du bourgmestre… Et si Françoise Rosay n’avait pas une beauté classique – c’est le moins qu’on puisse écrire ! – elle est d’une vitalité et d’un charme si fous qu’elle règne sans mélange sur la distribution….
Cela étant, tourné, donc, en 1935, et prétendument écrit dans une optique pacifiste par Charles Spaak, le film donne l’impression étrange d’une préfiguration de la Collaboration (qui fut intense et continue en Flandres du Sud et du Nord) ; car enfin la trouille pétainiste des bourgeois, leur veulerie, leur abandon, leurs monitions »Soyez bien polis avec l’envahisseur », l’étonnement devant la civilité des Espagnols (qui rappelle tant le »Ils sont corrects » beaucoup entendu dans les rues de Paris en 1940), tout cela n’est pas tout à fait neutre, contextuellement…
D’autant que les Espagnols sont plutôt de joyeux drilles, nullement ventripotents comme le sont les Flamands, qu’ils sont plutôt de beaux mâles qui font tiédir le sein des épouses frustrées par les trop longues galimafrées de leurs maris… C’est assez exactement ce que montraient certaines images de propagande : le menton dur, le jarret musclé de la Wehrmacht opposé au gilet déboutonné et au double menton des amateurs de Pernod et de gras-double…
Intrigant film, donc, pas si drôle que ça, un film où le Mâle impose sa puissance à la femelle émoustillée, un film où le dernier plan, le regard du Duc d’Olivarès, homme à évidentes bonnes fortunes au Bourgmestre cocu et content est cinglant d’un torrentueux mépris… ■
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