Derrière les beaux dehors, il y a de tristes réalités. On dit avec recueillement et enthousiasme, en parlant des Anglais, des Belges et de nous : « les alliés ». Cependant il est sût que tout ne va pas toujours pour le mieux au sein de l’alliance. Je suis informé aujourd’hui avec plus de précisions que le mois dernier qu’au moment des intrigues menées par la faction de Joseph Caillaux, Lord Kitchener et sir John French ont voulu rompre leurs relations avec la France et menacé d’aller porter les opérations de l’armée anglaise pour son propre compte en Belgique et peut-être au Danemark. Rien n’eut été plus agréable aux Allemands, dont le plan a toujours consisté à battre les alliés en détail. Heureusement le bon sens aura prévalu. Mais comme la cuirasse en est fragile ! Quand on pense que La Guerre sociale de ce grossier ignorant d’Hervé est devenue quotidienne depuis que la guerre fait rage, et qu’il se trouve un nombre considérable de Parisiens pour acheter cet organe d’anarchistes petits-bourgeois, on peut se demander si la bêtise de nos concitoyens n’est pas incurable. D’ailleurs le vieux Clemenceau, enfileur de lieux communs, débitant d’idées reçues, jouit également d’un crédit, trouve des lecteurs pour son journal qu’il appelle L’Homme enchaîné depuis que L’Homme libre a été huit jours interdit. Ces plaisanteries de boutique ne révoltent pas le public, et Maurras est seul à avoir donné à Clemenceau le nom qui lui convient pour les grognements que le vieux plaisantin a fait entendre contre les chefs depuis le commencement de la guerre : Thersite*.
Pour être juste, il convient d’ajouter que Clemenceau a rendu un service en s’opposant à l’entrée de Joseph Caillaux dans le ministère. Le président Poincaré aurait tout cédé et, pour arranger les choses, proposait de dédoubler les ministères : ainsi Ribot aurait eu les Finances et Caillaux le Trésor. On m’assure que Delcassé aurait dit au président : « Alors vous allez, poursuivre votre combinaison, donner les Affaires étrangères à Doumergue et à moi les protectorats ? ».
Delcassé serait résolu à exiger à la paix la rive gauche du Rhin pour la France. Lavisse** et Victor Bérard*** – réconciliés pour la circonstance – organisent un grand mouvement d’opinion en faveur de cette idée pour que, le moment venu, la presse française soit unanime à la soutenir.
Ce soir, nous apprenons la mort du marquis de San Giuliano. Décidément, la mort travaille contre l’Allemagne et lui enlève, les uns après les autres, ce qu’il lui restait d’amis. Après le Hohenzollern qui régnait à Bucarest sous le nom de Carol, voilà que disparaît le ministre italien qui avait renouvelé la Triplice.
La censure nous a demandé de ne pas commenter la mort du marquis sicilien. J’avais déjà écrit un article où je rappelais qu’à ceux qui s’étonnaient de sa fidélité à la Triplice, San Giuliano avait coutume de répondre : « Che vuole ! En cas de guerre les Allemands seraient à Paris dans les trois semaines ! » La censure n’a pas souffert que ce souvenir fût rappelé. Pourtant, il est bien encourageant pour nous. Les Allemands n’ont pas été à Paris dans les trois semaines fixées, et l’Italie est restée neutre.
Le système de la censure, le système purement négatif du caviar, mais du caviar en blanc, est d’ailleurs bien maladroit. La censure coupe des articles, des paragraphes dans les articles, des phrases dans les paragraphes, des mots dans les phrases. On s’ingénie à chercher ce qui a été supprimé et l’on trouve souvent. Quand on en trouve pas, la peur ou la malveillance font lire des choses infiniment plus graves que celles qu’on a voulu cacher. Comment n’interpréterait-on pas, à Rome par exemple, les blancs d’un article nécrologique sur le marquis de San Giuliano ! D’ailleurs la preuve que, si la censure est nécessaire et légitime, l’usage qu’on en fait est gauche, se tire d’un article du Lokal Anzeiger (de Berlin) du 5 octobre, qui déduit de l’aspect des journaux français , avec leurs coupures et leurs pages blanches, que la guerre civile dévaste la France dont les régions non envahies sont à feu et à sang et révoltées contre le gouvernement.
Sans transition nous sommes passés du régime de la liberté absolue de la presse à un régime de restriction et de prohibition. Il faut approuver bien haut le régime de la censure. Mais il est bien visible qu’on l’applique sous sa forme la plus primitive et même la plus barbare : en ceci comme en bien d’autres choses, cette guerre est une guerre subie, une guerre qui n’a pas été préparée et où l’improvisation a joué un rôle beaucoup plus grand qu’il n’eût fallu. u
VERDU sur Éloquence : Tanguy à la tribune,…
“Il est bon !!”