La grande bataille continue de se livrer sur l’Ourcq et sur la Marne, et – l’imagination se refuse encore à le croire – l’on se bat de Nanteuil-le-Haudouin à Verdun, en pleine France. Notre centre résiste, et c’est l’essentiel : qui qu’il arrive, dit-on ce matin, nos armées ne peuvent plus être cernées. Fussent-elles battues, elles ont la voie libre derrière elle et pourraient se retirer vers Lyon ou la Franche-Comté. Di omen avertant… Au gouvernement, on respire, on est sans craintes quant à l’issue de la bataille. On eût peut-être mieux fait de ne pas quitter Paris si vite, car ce départ est sévèrement jugé dans le pays et, si les pouvoirs publics doivent regagner bientôt la capitale, ce sera sous les risées sinon sous les sifflets de Bordeaux.
Un fait certain, c’est que le Nord et le Nord-Est de la France sont dévastés. Ce matin, La Dépêche de Toulouse annonce que Valenciennes est aux mains des Allemands, et que le député socialiste de l’endroit, un certain Henri Durre, pris par l’ennemi comme otage est allé sur parole à Paris demander de l’argent. On dit que Senlis est en cendres, que nos troupes ont brûlé la forêt de Compiègne, où elles aveint cerné une division allemande, et que, par représailles, les Allemands ont incendié la ville de Compiègne. Tous ces bruits sont, pour le moment, invérifiables, mais il n’est pas douteux que la partie la plus riche et la plus industrieuse de la France a été dévastée, de sorte que la ruine et la faillite menacent l’Etat français, si, à l’issue de la guerre, et après la victoire, nous n’obtenons pas de l’Allemagne une énorme indemnité.
Quoi qu’il arrive, le gouvernement de la République aura la responsabilité de l’envahissement et de la dévastation de toute la partie la plus peuplée et la plus opulente de la France. Et c’est une responsabilité lourde à porter. Dans la bibliothèque de l’hôte qui a bien voulu m’accueillir et me reçoit avec la bonne grâce bordelaise, j’ai pris Montesquieu, comme il sied à Bordeaux. L’Esprit des lois se donne bien du mal pour définir le meilleur des gouvernements. En vérité, la définition est aussi simple que celle du véritable Amphitryon, d’après Molière : le meilleur des gouvernements, c’est celui qui agit en sorte que le territoire ne soit pas envahi. Hier, au café, je causais avec Parsons, un ancien secrétaire de Briand, demeuré le confident du garde des Sceaux. Je lui ai dit : « La République n’avait qu’un seul titre à la reconnaissance des esprits sérieux : c’était d’avoir conservé la paix et de ne s’être pas lancée dans les entreprises guerrières pour lesquelles elle n’est pas faite. Elle n’aura même plus cela. » Mon interlocuteur m’a répondu : « Mais, si la République n’avait pas soutenu la Russie, elle ne trouvait plus d’alliances en Europe. – Croyez-vous, ai-je repris, qu’elle en trouve beaucoup après qu’elle a laissé écraser la Belgique ? »
Nul n’ignore plus, en effet, qu’Albert 1er a fait les plus violents reproches au gouvernement de la République pour n’être pas intervenu plus vite et pour avoir laissé ravager son royaume. La scène avec Klobukowski (1), notre ministre à Bruxelles, a été pénible.
On apprend à l’instant que, des cinq armées qui se proposaient d’envahir la France, une seule est entrée jusqu’au cœur du territoire, celle du général Von Kluck, un roturier anobli. Une autre a réussi à avancer sérieusement : celle du général Von Hausen. Les trois armées qui restent à peu près contenues à nos frontières sont celle du Kronprinz, du prince héritier de Bavière et du prince héritier de Wurtemberg (2). Toutefois, Von Kluck n’est pas une figure bien marquante. Ce qui frappe, dans cette vaste bataille des nations, c’est la médiocrité persistante des protagonistes. Ni parmi les chefs d’Etat, ni parmi les militaires, ni parmi les diplomates – Albert 1er, presque un jeune homme, excepté – on ne voit se lever de génie. Nulle part on n’entend une voix qui domine les autres, nulle part on ne sent une intelligence ni une volonté directrice. Les hommes de 40 à 70 ans qui gouvernent le monde ne sont peut-être pas tout à fait les imbéciles dont Oxenstiern (3) parlait à son fils, mais c’est en tout cas une génération très ordinaire. Il me semble tous les jours plus évident que les gouvernements ont été entraînés, les uns comme les autres, par leurs systèmes d’alliances, qu’ils n’ont plus été les maîtres de la mécanique qu’ils avaient montée. « A la fin nous devenons les esclaves des créations que nous avons faites. » Goethe l’a dit. Et son mot s’applique à l’alliance austro-allemande, à l’alliance franco-russe, à l’Entente cordiale.
Cording1 sur Ce crime impuni, contre l’honneur paysan
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