Le vendredi 24 juillet, la France était occupée par le drame le plus saisissant de toutes nos guerres civiles depuis l’affaire Dreyfus : la Cour d’assises jugeait Mme Caillaux (1). Innombrables furent les Français qui lurent distraitement ce jour-là une dépêche, reproduite en caractères ordinaires dans les journaux et qui annonçait que le gouvernement austro-hongrois avait décidé d’envoyer un ultimatum au gouvernement serbe (2).
Le gouvernement n’était ni moins distrait ni moins ignorant que le public, puisque M. Poincaré et M. Viviani se trouvaient en Russie (3)…
Pendant les journées qui suivirent, la France, avec une stupéfaction mélangée d’incrédulité, vit le conflit austro-serbe prendre les proportions d’une immense affaire européenne qui, en faisant jouer toutes les alliances, conduirait directement à la guerre.
On douta jusqu’au dernier moment. Le 1er août encore, en ordonnant la mobilisation générale, le gouvernement affichait sur les murs : « La mobilisation n’est pas la guerre. » Un petit avoué de province, ancien Garde des Sceaux, du nom de Bienvenu-Martin, qui faisait l’intérim des Affaires étrangères en l’absence de Viviani, avait si peu compris la démarche comminatoire de M. de Schoen, ambassadeur d’Allemagne, qu’il remerciait « M. le baron de son aimable visite ». Il avait fallu que le spirituel Philippe Berthelot (4), qui assistait le vieillard effaré, lui poussât le coude pour l’avertir de l’erreur, lui faire comprendre que M. de Schoen était aimable comme une patrouille de uhlans. Au Quai d’Orsay, les fonctionnaires, renseignés, s’étonnaient de l’indifférence de la presse, multipliaient les avis que la situation n’avait jamais été aussi grave, qu’elle était désespérée.
Le jeudi soir, une manifestation socialiste contre la guerre n’éveilla, ni pour ni contre, presqu’aucun écho. Ce fut le vendredi seulement, à la nuit, que l’on commença de comprendre que les choses se gâtaient.
Ce jour-là, à 9h45, comme je venais d’être informé que les Allemands avaient fait sauter les ponts et coupé les voies entre Metz et la frontière, je m’étais rendu au Télégraphe de la Bourse. Je sortais du bureau déjà encombré et bruissant, lorsqu’un homme dit rapidement en passant près de moi :
– Il se passe quelque chose de très grave : Jaurès vient d’être assassiné.
– Où, et quand , demandai-je à l’inconnu.
– Au Café du Croissant , il n’y a pas dix minutes.
Le Café du Croissant, dans la rue du même nom, la rue des journaux, est à cinquante mètres de la Bourse.
Je m’y rendis en courant.
C’était vrai : Jaurès dînait avec quelques rédacteurs de l’Humanité, lorsqu’un inconnu, par la fenêtre ouverte, lui avait tiré deux coups de révolver dans la nuque.
Déjà la rue Montmartre était pleine d’une foule agitée et murmurante que les charges des agents ne parvenaient pas à disperser.
On eut à cet instant l’illusion qu’un mouvement révolutionnaire commençait.
La journée avait été chaude, la soirée était étouffante.
Ce sang répandu, cette guerre civile surgissant après les secousses données aux nerfs de Paris depuis quatre jours, tout faisait redouter le pire…
Allons-nous voir une Commune avant la guerre ?
L’ennemi aurait-il cette satisfaction ?…
L’auteur de cet assassinat – un jeune homme inconnu (5) – était-il un exalté, un fou ou un agent provocateur ?
L’enquête a prouvé que c’était un solitaire qui ne se réclamait d’aucun parti ni même d’aucune idée politique précise.
Tuer Jaurès au moment où la politique de Jaurès s’effondrait, au moment où sa conception internationaliste et pacifiste du socialisme s’abimait dans le néant, au moment où de toute sa pensée, de toute sa carrière d’orateur, la brutalité des faits ne laissait rien, au moment où la responsabilité de l’homme public de ce temps rempli d’erreurs commençait à n’être plus un vain mot, au moment aussi où il importait à l’esprit public que la France conservât tout son calme oubliât ses divisions – tuer Jaurès c’était plus qu’un crime, c’était une faute.
La suite nous a appris les calculs et les espérances que Berlin avait fondés sur cet assassinat : dès le lendemain, les journaux allemands répandaient à travers l’Empire, en Autriche et jusqu’en Orient, la nouvelle que le drapeau rouge flottait sur Paris et que le président de la République avait été assassiné.
Mais il était dit que, dans cette guerre, toutes les machinations allemandes devaient avorter misérablement.
Deux heures après l’assassinat de Jaurès, Paris était redevenu calme, avait remis ce tragique épisode à sa place.
Chacun, en cherchant le sommeil, évoquait non pas le drame du Café du Croissant, mais les dépêches des chancelleries et des états-majors courant à travers toute l’Europe les fils télégraphiques décidant de la paix ou de la guerre: déjà personne ne doutait plus que ce fut la guerre. Devant la grande tragédie européenne, l’assassinat de Jaurès s’effaçait, ne gardait plus que la valeur d’un fait divers.
Cependant le gouvernement tenait conseil. Transfuge du socialisme unifié par scepticisme, Viviani s’était mis tout à coup à croire à la révolution, à en avoir peur. Il passa la nuit à rédiger une proclamation au peuple français pour le supplier de rester calme, promettant que l’assassin de Jaurès n’échapperait pas au châtiment. Le président Poincaré, dans le même temps, écrivait une lettre publique à Mme Jaurès, et Maurice Barrès, sollicité au nom de la patrie de collaborer à la cause de l’apaisement, en adressait une autre à la fille de la victime (6).
Le lendemain matin, la proclamation était affichée sur les murs de Paris, les journaux publiaient les deux lettres destinées à conjurer la révolution. Mais qui donc eût pensé à la Commune ? Jaurès fût mort d’une congestion ou d’un accident de voiture qu’on n’en eût pas parlé davantage. Tous les hommes valides étaient sur le point de répondre à l’ordre de mobilisation, et la seule question était de savoir si, oui ou non, c’était la guerre.
Une chose paraît étrange quand on se reporte à ces journées suprêmes, c’est la difficulté avec laquelle l’esprit acceptait que c’était la guerre… La guerre ? Tout le monde en parlait. Combien se la représentaient, acceptaient d’y croire ?
Depuis six jours, j’étais averti qu’au Quai d’Orsay on savait l’Allemagne résolue à la guerre, qu’on s’y étonnait de l’optimisme des journaux. Cependant cet optimisme était entretenu par les hommes du gouvernement. Y avait-il à ce point séparation, divorce entre les services ? L’Intérieur – et la Guerre aussi, peut-être – ignoraient donc ce que faisaient, ce que pensaient les Affaires étrangères ? Du Quai d’Orsay à la place Beauvau et à la rue Saint-Dominique, la distance était-elle si grande ?
Cependant, le mercredi 29 juillet, à sept heures du soir, on était venu nous dire que tout s’arrangeait; que l’Allemagne mettait cartes sur table et demandait le moyen de s’entendre; que le secrétaire de M. Briand ne se cachait pas d’en répandre la bonne nouvelle. D’autre part – côté autrichien – on nous avisait que l’Autriche hâtait son entrée en campagne de façon à pouvoir exercer rapidement une action « punitive » à Belgrade et se déclarer contente d’une satisfaction d’amour-propre remportée sur la Serbie. Dans cette contradiction réside la grande énigme de ces journées.
Ainsi le public voyait monter l’orage avec un arrière-fonds d’incrédulité. Mais quoi ? Le samedi 1er août dans la matinée, M. de Schoen ne négociait-il pas encore ? Il tentait sans doute de faire pression pour tenter d’obtenir la neutralité de la France. En tout cas, derrière le paravent des pourparlers, il donnait à l’Allemagne le temps de hâter ses préparatifs. A je ne sais quoi de lourd, d’angoissant et de mystérieux qui pesait dans l’air, on sentait l’arrivée de la grande catastrophe.
A midi, on apprenait à la fois, par les journaux, la proclamation du Kriegsgefahrzustand (état de danger de guerre) en Allemagne et la remise d’un ultimatum allemand à la Russie. En France, des mesures militaires étaient certainement ordonnées déjà, car Paris se vidait étrangement, et, comme s’il eût perdu son sang goutte à goutte, de ses hommes, de ses voitures, de son mouvement. Dans le silence croissant de la ville, on entendait les portes du temple de Janus s’ouvrir lourdement sur l’Europe.
Je reverrai toujours le papier blanc officiel qui, vers 4 heures, parut au bureau de poste le plus voisin de ma maison et qui, au même instant, porté par le télégraphe, parcourait toute la France. Le laconisme en était tragique : « Extrême urgence. La mobilisation générale est ordonnée; le premier jour de la mobilisation est le dimanche 2 août. » Ce télégramme officiel est resté longtemps sur les murs des mairies et des gares. Ceux qui ont vécu ces journées n’ont jamais pu en évoquer les termes dans leur souvenir sans penser : « Voilà les quelques mots si simples et si terribles qui ont décidé de la vie de milliers et de milliers d’hommes, la carte sur laquelle la nation jouait son sort. »
Comme si Paris n’eût attendu que ce signal, on s’aperçut soudain que la solitude s’était faite dans la grand’ville. Les voitures publiques avaient disparu, les boutiques s’étaient fermées. L’accomplissement rapide de la tâche fixée à chacun sur son livret militaire venait de nous donner immédiatement confiance dans l’organisme souple et rapide de la mobilisation. Des femmes, les yeux rouges, mais la tête droite, rentraient seules au logis désert. Une heure plus tard, nous traversions la gare Saint-Lazare pleine d’une foule de réserviste en route pour leurs dépôts. Je ne sais quelle détermination calme se lisait sur tous les visages. Henry Céard nous a cité ce mot d’un ouvrier parisien à qui l’un de ses camarades venait d’apprendre, comme il était en plein travail, que la mobilisation était ordonnée :
– C’est bon, dit l’autre. On va prendre ses outils.
Ce fut, ce jour-là, le mot du Paris travailleur, de tout le peuple de nos champs et de nos villes…
Une des grandes fautes que l’Allemagne avait commises entre tant d’autres, ç’avait été de pousser à bout le peuple français. Depuis neuf ans – depuis le coup de Tanger (7), en 1905 – les provocations avaient été si nombreuses, si insolentes, qu’elles avaient fini par donner aux plus timides, aux plus doux, à cette population française qui ne demandait qu’à vivre tranquille, une ferme résolution de ne plus supporter le retour d’affronts pareils. Cette résolution était presque devenue de l’envie d’en finir. Avec ce mot sur les lèvres : « Il faut en finir« , deux millions d’hommes, dans ces journées du mois d’août, allèrent rejoindre leur dépôts.
Le soir de ce samedi 1er août, dans le grand silence de la ville, fut solennel. Paris, cette nuit-là, eut sa veillée des armes…
Cording1 sur Ce crime impuni, contre l’honneur paysan
“Le monde paysan selon Gustave Thibon est mort depuis longtemps. Les paysans sont plus entrepreneurs de…”