PAR FABRICE HADJADJ
Nous vous proposons de lire ou relire aujourd’hui la longue et profonde méditation de Fabrice Hadjadj prononcée lors du Colloque du Cercle Vauban, le 6 décembre 2014, à Paris.Un regard proprement philosophique sur ce qui fait que la France est aujourd’hui en lambeaux. Voir aussi, si on le souhaite, la vidéo qui reprend cette intervention de Fabrice Hadjadj. LFAR
Le philosophe, en principe, raisonne sub specie aeternitatis. C’est-à-dire qu’il parle en général : il remonte vers les concepts les plus généraux, vers les causes premières. Aussi n’est-il pas forcément le plus habilité pour parler des causes secondes et temporelles, et donc pour parler de l’actualité. C’est pour cela que c’est en philosophe que je vais essayer de la penser, mais c’est aussi en homme comme vous et moi essayant de voir ce qui se passe. Et surtout en homme de ma génération. Je crois qu’il y a une chose fondamentale, c’est de voir combien nous nous inscrivons dans une généalogie. Je crois beaucoup à la généalogie. Je ne crois pas du tout à un sens de l’histoire qui serait d’abord logique ou dialectique, mais je crois à l’histoire comme suite de générations, comme suite d’engendrements, les toledot dont parlent les Juifs. L’Évangile de Mathieu, souvenons-nous en, commence par la généalogie du Christ. Chaque génération porte à la fois une continuité avec la précédente, mais aussi une rupture. C’est un temps discontinu qui se joue d’une génération à l’autre. Et aussi, parfois, c’est une manière de voir les choses. D’une génération à l’autre, il y a, par exemple, la possibilité d’une rupture complète de traditions – ou aussi d’un renouvellement : il peut s’agir de retrouver une intrigue qui avait été perdue.
Une sortie de l’histoire, c’est-à-dire une sortie de l’humain…
Alors, premier point, je voudrais vous rappeler quelque chose qui s’est passé en 2008. History Channel, une chaîne d’histoire très connue, avait lancé un documentaire qui s’intitulait Life after people, « La vie après les gens ». C’était un docu-fiction. L’idée était qu’on faisait comme si l’humanité avait complètement et instantanément disparu de la terre. Voyez, par exemple, nous sommes dans cette salle, et tout à coup, il n’y a plus personne nulle part : qu’est-ce qui se passe ? L’enjeu était de voir ce qui se passait après la disparition de l’homme. On voyait que l’électricité durait encore un certain temps. Des lumières restaient allumées, mais jusqu’à quand ? J + 1, J + 7, puis, ensuite, par semaine, par mois… Il y avait, bien sûr, des scientifiques qui étaient appelés, des experts, des ingénieurs, qui disaient : oui, vous allez voir, la nature, le sable vont reprendre leurs droits, tout d’un coup des espèces sauvages oubliées vont revenir dans Paris,… des choses comme ça, typiques de ce genre de documentaire. C’est très intéressant, parce que c’est le documentaire de la chaîne Histoire qui a eu le plus grand succès. C’est-à-dire que c’est un documentaire « post-historique » qui a valu à la chaîne un score d’audience… historique ! C’est très intéressant car on peut mettre cela en parallèle avec, par exemple, ce qu’on fait à l’école : on voit que les enfants d’aujourd’hui ne connaissent pas les noms des rois de France, et encore moins les règles de succession dynastique, mais qu’ils connaissent très bien la plupart des espèces de dinosaures. C’est-à-dire que nous assistons, en fait, à ce qu’on pourrait appeler une biologisation du passé, de telle sorte que le temps de référence pour l’enfant, pour le jeune, est un temps pré-historique. Mais, vous le voyez, quand votre mémoire devient pré-historique, c’est le signe en fait que votre futur est déjà post-historique.
C’est ce qui se passe dans notre société. On n’est plus dans l’humanisme, on n’est plus dans les philosophies de l’histoire, mais on est dans quelque chose qui serait peut-être une sortie de l’humain. Et donc une sortie de l’histoire, l’homme étant justement un être, par essence, historique. Et c’est pour cela que l’indice que l’on voit à cela – il faut beaucoup observer les indices –, c’est justement le fait que la mémoire est celle de la pré-histoire, les anticipations sont des anticipations post-historiques, futuristes, avec des films-catastrophes, par exemple, on est presque au-delà de l’histoire. Et puis il y a aussi cet engouement incroyable – qui suscite des débats bien plus importants que les débats politiques, comme on peut le voir sur Internet – pour la cause animale. La cause animale qui devient désormais une sorte de substitut à la cause sociale – après, pourrait-on dire, l’échec des utopies sociales du XVIIIe au XXe siècle. C’est là où nous en sommes. C’est-à-dire qu’il faut bien comprendre que nous ne sommes pas simplement dans une ère nouvelle, qui suivrait les précédentes ères historiques. Nous sommes vraiment dans une révolution radicale, peut-être comparable à celle du néolithique. Donc, vous voyez, c’est vraiment un changement, si on peut parler de changement d’ère, ce n’est pas vraiment un changement d’ère historique, mais plutôt un changement d’ère géologique… C’est un changement avec une radicalité dans le temps.
D’ailleurs, les géologues eux-mêmes disent depuis quelques années que nous avons changé d’ère géologique : nous étions dans l’holocène, et maintenant nous sommes passés dans l’anthropocène. C’est-à-dire que ce qui a désormais le plus d’impact sur la terre et sur la géologie, c’est l’activité humaine. Et que demain l’on trouvera des traces de déchets produits par l’homme, des plastiques, etc., et aussi la destruction de toutes les traces de l’activité humaine. Un état aussi de l’industrie qui fait que c’est elle qui a le plus d’impact sur l’environnement, et non plus les phénomènes naturels.
Donc, vous voyez, il y a plein de choses qui convergent dans ce sens-là. Alors, c’est ça la première chose dont je voudrais vous faire prendre conscience, c’est que, quand on parle de crise, il faut bien comprendre que c’est une crise beaucoup plus radicale qu’on ne pense, à tel point que même le mot crise qui désigne, en pratique, un état provisoire, semble difficile à appliquer. Vous savez qu’une crise, au moins dans le sens moderne du mot, c’est le moment paroxystique dans une maladie. De telle sorte que c’est provisoire, donc il va y avoir une issue : soit funeste – le malade meurt ; soit favorable – c’est le rétablissement. Tandis que là, ça dure depuis pas mal de temps : peut-être que le mot crise est devenu trop faible…
Bon, eh bien, après avoir fait cette remarque, je voudrais vous soumettre quatre points qui me semblent définir notre époque. Je pense qu’avant de dire les causes profondes de la crise, il faut d’abord essayer de voir où l’on en est. C’est presque à cela que je vais me borner en vous soumettant ces quatre points : la fin des progressismes ; la fin de l’idéologie ; le technocratisme ; la désincarnation.
1 La fin des progressismes
La première chose, c’est que nous sommes à une époque marquée par la fin des progressismes. L’ère du progressisme commence à partir du XVIIe siècle où s’invente la notion de progrès linéaire dans l’histoire, à partir du christianisme, bien sûr, comme une sorte d’hérésie chrétienne. Le christianisme n’a jamais dit que la société progressait de mieux en mieux, jusqu’à aller vers un état parfait de l’humanité. Si on veut prendre une image, à propos de progrès et de croissance, c’est celle du bon grain et de l’ivraie, d’une double croissance simultanée du bien et du mal. De telle sorte que c’était mieux avant, peut-être, mais c’était aussi pire avant, ou moins bien je veux dire, et puis on va peut-être toujours vers du mieux mais on va aussi toujours vers du pire – en même temps…Voilà l’image. Ce n’est plus du tout l’idée qu’on va simplement vers du mieux.
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